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marie desjardins - Page 2

  • CHRONIQUES DE POURPRE 545 : KR'TNT 545 : STANLEY BOOTH / BEVIS FROND / MCLUSKY / ASHEN / CERBERE / MARIE DESJARDINS / ILLICITE / JAMES BALDWIN / ROCKAMBOLESQUES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 545

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    10 / 03 / 2022

    STANLEY BOOTH  / BEVIS FROND

    MCLUSKY / ASHEN / CERBERE

    MARIE DESJARDINS / ILLICITE

    JAMES BALDWIN / ROCKAMBOLESQUES

    This Booth are made for walking

     

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             Dans la richissime bibliographie d’It Came From Memphis, Robert Gordon nous renvoie sur Rythm Oil, un fantastique recueil d’articles du trop discret Stanley Booth. Encore une sorte de passage obligé ! Stanley Booth fait partie de cette caste d’esthètes locaux qu’on pourrait appeler les Southern Gentlemen. Sur l’illusse, on le voit en compagnie de Keef. Booth est le grand spécialiste américain des Stones qu’il accompagnait en tournée à l’âge d’or et auxquels il a consacré trois ouvrages de référence, dont une bio de Keef.

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             L’édition 1991 de Rythm Oil est déjà en soi un petit chef-d’œuvre typographique : format choisi, belle main du bouffant, marges confortables et grande élégance des équilibres typo. Le contenu se hisse à la hauteur du contenant. Comme Robert Gordon, Stanley Booth va trouver les gens chez eux et donc, il propose ici une fabuleuse galerie de portraits. À commencer par Furry Lewis qui raconte les conditions dans lesquelles il perdit sa jambe : «Started going about, place to place, catching the freights. That’s how I lost my leg. Goin’ down a grade outside Du Quoin, Illinois, I caught my foot in a coupling» (le pauvre Furry s’est pris le pied dans un attelage et on lui a coupé la jambe sous le genou). Stanley emmène Furry à l’enterrement de Mississippi John Hurt et Furry fait un discours : «This is Furry Lewis talking. We come clean from Memphis to be with you today. I knew John Hurt from the old days. Me and him used to play together on Beale Street.» Pour Furry, John Hurt était l’un des meilleurs, «but he was so ugly. I swear ‘fore God he was.» Pour rencontrer Fred McDowell, il fallait prendre la route après Hernando, traverser Love et Coldwater et arriver dans un bled nommé Como. C’est là qu’on trouvait le meilleur des jeunes guitaristes (en dessous de la soixantaine) qui jouaient le vieux Delta blues : il servait de l’essence au Stuckey’s Candy Store. Fred avait passé sa vie en tant que sharecropper (métayer) et comme il ne s’en sortait pas, il décida d’arrêter les frais : il remboursa tout ce qu’il devait à son boss (pour la terre, les semences, les engrais, le loyer de la cabane et la mule) et pour solde de tout compte, il ne lui restait plus que 30 dollars. Il prit alors le job de pompiste qui rapportait mieux.

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             Quand Stanley Booth s’attaque à Elvis, ça donne des pages superbes. C’est de la sociologie, au sens où l’entend Bourdieu. Booth explique en effet qu’Elvis vient en direct du personnage que Brando incarne dans The Wild One - Les jeunes filles du Sud appelaient ces mecs the hoods, c’est-à-dire les voyous. «Tous des marginaux, avec leurs duck-tails, leurs Levis sales, leur bottes de bikers, leurs T-shirts et leurs blousons de cuir. Ils portaient des rouflaquettes qui exprimaient leur mépris de l’American dream. Ils étaient trop pauvres pour s’en payer une tranche. Quiconque écrit sur Elvis devrait se souvenir qu’il lui fallut un courage énorme pour faire partie des hoods et chanter. Un mec comme lui pouvait être mécanicien, peintre en bâtiment, chauffeur de bus ou même flic, mais pas chanteur.» Stanley Booth revient aussi sur le Colonel Parker pour insinuer que cette crapule fit tout ce qu’il put pour empêcher Elvis d’évoluer dans quelque domaine que ce fut. Stanley Booth rencontre aussi les Bar-Keys avant leur disparition, et les MGs. Il brosse de très beaux portraits de Steve Cropper («Steve is an enigma») et de Donald Duck Dunn («Duck, short and plump, seems more of a good ole boy than anyone at Stax, but he is the only one who has been influenced by the hippies»). Booth le voit jouer de la basse des deux doigts, les deux autres tenant une cigarette. C’est la raison pour laquelle le Booth book est essentiel : Booth observe.

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             Il rencontre bien sûr Isaac Hayes : «Il porte une toque russe, un pull-over blanc à rayures vertes, un pantalon vert vif, des chaussettes transparentes et des chaussures brillantes en lézard vert. Il porte un sac rempli de tissu zèbre dont il compte de faire un costume.» Puis voilà Chips Moman qu’on considère comme «the living embodiment of the Memphis Sound». Et ça continue de décoller avec Charlie Freeman : «Quand Freeman était ado, Memphis était une ville gérée par des groupes religieux fondamentalistes et ségrégationnistes qui incarnaient très exactement ce contre quoi Freeman voulait se révolter.» Mais, ajoute Booth, de l’autre côté du fleuve, à West Memphis, il y avait the Plantation Inn et «Freeman and every other punk alive were doing what the neon sign said, Having Fun With Morris.» Booth rappelle que Charlie Freeman était un guitariste de session très réputé, qu’il accompagna des gens comme Chuck Berry, Slim Harpo, et Bobby Blue Bland. Charlie adore tirer des coups de feu dans le plafond du studio - Anyone knew he was, if not an indian, at least a real renegade riding the owlhoot trail (un voyou en cavale) - Avec les Dixie Flyers, Charlie va accompagner tous les géants d’Atlantic et d’ailleurs. On surnommait Charlie «the Mozart of self-destruction». Jerry Wexler était fasciné par son jeu : «Listen to that Charlie Freeman. High as a kite and playing like a bird». Booth ajoute : «Il sortait du studio à Miami, après des heures de boisson, de dope et de musique. On le voyait lever les yeux vers le ciel, puis regarder sa montre et dire : ‘Hell, man, il est onze heures de l’après-midi.» En guise d’épitaphe : « Quand il mourut, Charlie portait son jean favori, sa chemise en flanelle rouge, et même son caleçon rouge. Dans sa poche se trouvaient sa pointe de flèche, son médiator en or et le couteau de son grand-père. Il est mort avec ses bottes aux pieds. Remember the Alamo. FUCK YOU.» Autour de la tombe de Charlie, tout le monde chialait : il y avait des proches, des musiciens, des dealers, des gangsters, des fous, c’était nous dit Booth, un sacré spectacle.

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             Il se fend aussi de petits passages éclairs qui font de lui un écrivain du même niveau que Dickinson : «L’alligator est mon animal totem. J’en avais tué un, mais je n’en avais jamais mangé. J’ai donc acheté de la bière et de l’alligator et me suis assis sous un chêne. Comme le dit un jour Brian Jones qui se préparait à déguster du mouton, it was like a communion.» Booth tire aussi des coups de chapeau à Miles Davis, aux Staple Singers, à Roy Orbison et aux Neville Brothers. Autant de bonnes raisons de lire ce livre. Booth consacre aussi un beau chapitre à Al Green et rappelle qu’en 1976, Green rencontra tellement d’hostilité en devenant pasteur qu’il dut acheter sa propre église. Booth profite de ce chapitre haut en couleurs pour revenir bien sûr sur Willie Mitchell, le boss d’Hi. Il salue aussi William Bell qu’il voit sur scène et il se demande comment une boîte comme Stax, avec autant de talents, a pu se casser la gueule. Tiens puisqu’on parlait des hoods, voilà Billy Gibbons et la fameuse Memphis connection. Billy eut beaucoup de chance : son père Fred Gibbons lui offrit une Gibson Melody Maker et une ampli Fender Champ pour Noël en 1963. Il avait 14 ans. Fred Gibbons encourageait son fils à faire ce qui lui plaisait, contrairement à ce que faisait alors la grande majorité des parents qui préféraient les métiers sûrs. Fred Gibbons savait qu’un musicien pouvait vivre très confortablement de sa musique. Bill Ham, le manager de ZZ Top, avait étudié les méthodes du Colonel Parker : il protégeait le trio des médias, mais à l’inverse de Parker, Ham s’intéressait de très près à la musique. Ce qui fait toute la différence. «The important thing is, Ham and ZZ Top knew what they wanted to hear.» Booth rappelle les conditions dans lesquelles ZZ Top explose avec Fandango : 75 tonnes de matériel en tournée, et sur scène, on amenait un bison, un longhorn du Texas, un loup, cinq vautours et un nid de serpents que les vibrations des amplis ont fait crever. Ils gagnèrent alors tellement de fric qu’ils arrêtèrent de bosser pendant cinq ans. Ils titrèrent l’album suivant De Guello en souvenir d’Alamo : Davy Crockett et Jim Bowie entendirent les Mexicains crier ‘De Guello’, qui signifie ‘Pas de quartier’. Billy Gibbons rappelle que si son groupe a tenu si longtemps, c’est parce qu’il existe chez eux un amour profond de la musique et un robuste respect mutuel. Pas mal, n’est-ce pas ?

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             Booth termine sa galerie de portraits avec les Stones et James Brown. Ce qu’il dit des Stones est passionnant : «J’avais vu les Beatles, mais je trouvais que Chuck Berry chantait mieux ses chansons. Les Stones retinrent mon attention car ils ramenaient Howlin’ Wolf.» Booth va en Angleterre rencontrer les Sones en 1968 et il tombe sur Jo Bergman, une secrétaire américaine qui a lu Henry James, et un publiciste, Les Perrin, qui avait travaillé pour Louis Armstrong et Frank Sinatra - Bergman and Perrin, in other words, possessed frames of reference - the kind of thing you still need to understand Keith Richards and what in time he would become - Et là il tire l’overdrive : «Keith’s inensity of focus and his obvious rejection of middle-class values almost made me speechless» (l’intelligence de Keith et son mépris des valeurs de la classe moyenne m’ont laissé sans voix) -  Dans le chapitre extraordinaire qu’il consacre à James Brown, Booth narre les démêlés du Godfather avec la justice, dus à une forte consommation de PCP. Le flic Taylor raconte que James Brown conduisait avec les bras en l’air. Il était complètement incohérent et ne tenait pas debout. La prise de sang révéla une forte présence de PCP. Dans ce chapitre fameux, Booth raconte aussi l’histoire de la relation entre James Brown et Jacque Daughtry, une blanche qui tomba follement amoureuse de Mr Dynamite. Encore un chapitre à lire impérativement, quand on aime les vraies histoires.

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             L’ombre de Jim Dickinson plane bien sûr sur Rythm Oil, qui en fait est le nom d’un breuvage qu’on vendait sur Beale Street. Dickinson donne une troublante définition de la Soul music : «Le marché semble s’effondrer par moments, mais ça revient toujours, parce que la musique intègre va survivre. On dit que la Soul music parle d’oppression et de pauvreté, c’est en partie vrai - aucun Soul man n’est né riche - mais ça va beaucoup plus loin que ça. C’est une façon de dire : je suis fier de mon peuple, de mes origines. Voilà ce qu’est la Soul.» Dickinson rappelle qu’everybody learned it from the yard man - tout le monde a appris la musique avec le jardinier, «et c’est aussi vrai pour les grands, y compris Jimmie Rogers, Hank Williams et Sam Phillips.» Et grâce à Booth, on apprend que Billy Gibbons craignait Dickinson qu’il voyait comme un shaman.

             Et bien sûr, le vrai héros de ce classique littéraire, c’est le Memphis Sound : «Durant ces décennies qui vont de la fin des années 40 à la fin des années 50, la vie a changé dans le monde entier, grâce à quelques non-conformistes de Memphis. Ce changement s’est opéré en presque trois décennies, avec Stax, Goldwax, Sonic, Royal, American, Fretone, Onyx, Ardent et d’autres studios. Qui allait-on croiser par une nuit pluvieuse à Memphis ?» Et Booth en rajoute une louche plus loin : «The Memphis Soul Sound grows out of a very special environment.» Quand il rencontre Dan Penn, il lui pose la question :

             — Dan, qu’y a-t-il de spécial à propos de Memphis ?

             — Ce n’est pas Memphis, c’est le Sud

             — Oui, mais que veux-tu dire ?

             — Ici les gens ne supportent pas qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire.

             Et l’ami Booth repart de plus belle avec un texte d’intro : «Having written about Furry Lewis, Elvis Presley, Otis Redding and B.B. King, I slowy awoke to the realization that I was describing the progress of something, a kind of sexy, subversive music.» (Il réalise qu’en consacrant des articles à B.B. King Otis, Elvis et Furry Lewis, il était en train d’expliquer le développement d’un phénomène musical à la fois subversif et sexy). Et pour illustrer son propos, il raconte la déconfiture de Janis Joplin sur scène à Memphis. En effet, le public de Memphis était habitué à autre chose : «Elle avait bien chanté et tout était en place. Mais ça n’est pas passé. Elle retourna dans sa chambre au Lorraine Motel, où B.B. King et d’autres chanteurs de blues avaient eux aussi passé des soirées malheureuses.»

    Signé : Cazengler, Stanley Bide

    Stanley Booth. Rythm Oil. Pantheon Books 1992

     

    L’avenir du rock

     - Thierry la Frond (Part One)

            

    L’avenir du rock voit de temps en temps un vieux copain à lui devenu producteur de séries télévisées. Ils vont casser la croûte ensemble Chez Paul, rue de Charonne, comme ils l’ont toujours fait, depuis le temps de leurs études. Ils ont très bien connu les anciens propriétaires, un petit vieux qui accueillait les clients et qui servait le vin, et une petite vieille qui cuisinait elle-même ses pommes de terres sautées à l’ail. Ils s’installent à leur table, une table qu’il faut désormais réserver car les gens font la queue pour manger là : les nouveaux propriétaires ont su maintenir la tradition de cuisine familiale. Ils attaquent avec leur vieux cru de Pinot Noir.

             — Alors avenir du rock, où en es-tu de tes tribulations ?

             — Je fais en sorte qu’elles restent dans le rang...

             — Ah oui, je te vois venir, tu vas me ressortir le plan des Tribulations d’un Chinois en Chine, ha ha ha, tu ne changeras donc jamais. Tu admires toujours autant ce grand futuriste que fut Jules Verne ?

             — Je trouve qu’on manque un peu de visionnaires par les temps qui courent. Et toi où en es-tu de tes projets révolutionnaires ?

             — J’envisage un remake de Thierry la Fronde. Mais les comédiens que je sollicite déclinent l’offre les uns après les autres. Ils trouvent le personnage trop typé, c’est le syndrome de Belphégor. On ne peut pas réinventer ce type de personnage. Les remakes sont généralement voués à l’échec.

             — J’ai peut-être une idée, mais te plaira-t-elle ?

             — Je t’écoute...

             L’avenir du rock remplit les verres de Pinot alors qu’on amène les entrées :

             — Imagine que Thierry la Fronde soit devenu très vieux, qu’il se soit laissé pousser de grands cheveux blancs et qu’il se soit mis à jouer de la guitare électrique, histoire de rester synchrone avec son temps...

             — Ah oui, pas mal... Vraiment pas mal... Avec le médaillon et le costume d’époque ?

             — Oui, bien sûr.

             — Et tu connais l’acteur ?

             — Oui bien sûr. Il est anglais. Il s’appelle Nick Saloman, mais les gens le connaissent sous le nom de Thierry Bevis Frond. Je suis certain qu’il sera partant. Tiens, je t’écris son numéro de téléphone sur la nappe. Dis-lui bien que c’est de la part de l’avenir du rock.

     

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             Nick Saloman a derrière lui 25 big shots de Bevis Frond, mais plus que tous ses collègues, il incarne l’avenir de la couronne d’Angleterre. La preuve ? Cet album qui vient de paraître, Little Eden, qui est en fait un double album pour le moins explosif. On y compte pas moins de trois coups de génie, à commencer par ce «Find The Mole» terré en B. C’est quasi-stoogy dans l’attaque - Someone’s talking to me/ I don’t understand a word - Avec un killer solo flash in the flesh. C’est en C qu’on trouve «Here Come The Flies», un fabuleux groove de rock qu’il embarque sous le boisseau et qu’il joue au coulant psyché capiteux. Certainement le meilleur coulé de psyché de l’histoire du coulé psyché. Le troisième coup de génie est le dernier cut de la D, «Dreams Of Flying», embarqué au riff de basse dévorante. Il avale un poème fleuve et profite de son élan pour s’envoler, c’est d’une rare puissance et c’est même imparable. Il passe en mode hypno et là quelle délectation ! Il finit sur des objurgations, hang on to you/ Happy endings/ They may/ Stop your/ Path descending et ça continue au hang on/ To your/ Higher call/ It may/ Catch you/ When you’re/ Falling - Pure genius ! Avec «Cherry Gardens», il frise le Dinosaur. Il n’a rien perdu de ses pouvoirs. Avec «Numb In The Head», il devient gaga de gaga, il connaît ses limites, mais il ne ressent rien, not feeling anything. Sacré Thierry ! Avec le «Start Burning» d’ouverture de bal de D, il revient au heavy rock et le bourre de contenu et d’une volée de wah. Il est en colère, génial et enpowering. Il a deux cuts qui sonnent comme des vieux hits du Teenage Fanclub : «My Own Hollywood» et l’«Everyone Rise» d’ouverture de balda. Il est en plein dans «Everything Flows». Belle envolée avec un thème de guitare avoisinant. Joli shoot d’insidious que l’«You Owe Me» propulsé par un beat excédentaire. Il remet en route sa vieille formule de défilement à l’infini et profite de l’occasion pour passer un wild killer solo flash. Attention au «Do Without Me» qui se planque en B juste derrière the Mole. Thierry remet la pression du rock anglais ultra-chanté et investi par du solo de Frond, l’un des sons les plus purs d’Angleterre, fluide et si électrique, au sens Peter-Greeny de la chose. Le cut le plus spectaculaire de l’album est sans doute l’«As I Lay Down To Die» : un big atmopsherix drivé à la guitare. Il passe un solo de wah entre deux couplets d’agonie - No sickness or injury/ Just an echo asking/ Why I allow this to diminish me/ But this is out of my control - Il sort du sarcophage higher/ Then I will ever be, accompagné d’un solo fluorescent.

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             Pour Shindig!, Roberto Calabro rencontre celui qu’il qualifie de national treasure. Thierry  Bevis Frond a démarré nous dit Calabro le Calabrais en mode one man band et pour Little Eden il y revient.  Il envisageait de faire l’album avec ses copains, mais comme les démos qu’il avait préparées sonnaient bien, elles sont devenues l’album. C’est lui qui a photographiés le HLM qu’on voit sur la pochette, The Ferrier Estate in Kidbrooke, South London qui depuis a été rasé. Calabro dit aussi que Thierry Bevis Frond a rassemblé toute sa paraphernalia pour cet album : nostalgic pop songs, delicate acoustic numbers, guitar-oriented psych tunes, and brillant rockers et il cite le fameux «Find The Mole». Thierry Bevis Frond fête aussi le 35e anniversaire du groupe. Quand le Calabrais lui demande quels sont les albums du groupe les plus représentatifs, Thierry cite Miasma, New river Head, Valedictory Songs and Maybe We’re Your Firends Man. Albums effectivement géniaux sur lesquels nous allons revenir incessamment sous peu.

    Signé : Cazengler, Bavasse Frond

    L’avenir du rock - Thierry la Frond (Part One)

    Bevis Frond. Little Eden. Fire Records 2021

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    Roberto Calabro. Back to the garden. Shindig! # 119 September 2021

    Inside the goldmine

    - Unlucky mclusky

     

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                Pour des raisons esthétiques, on va l’appeler R. Il n’avait pas un prénom très moderne. Disons démodé. Alors va pour R. Copain de lycée. Passionné de bagnoles de sport. Alors qu’on roulait tous en mobylettes, lui roulait en TR4. Une belle TR4 blanche avec le fameux overdrive au tableau de bord. Il adorait aller faire un tour sur le circuit des Essarts. Rrrrrroooommm bam balam. C’est vrai qu’elle tenait bien la route, sa Triumph. Il l’avait refaite entièrement, moteur et carrosserie. Un passionné. Le week-end, on allait faire les cons sur la côte. Vers Honfleur. Une boîte un peu glauque qu’on aimait bien et où on entrait à l’œil. On partait le vendredi soir et on rentrait au bercail le dimanche matin. Si on dormait, on dormait dans la bagnole, mais c’était assez rare. Le seul problème c’est qu’on n’avait pas de blé pour faire le plein. Alors système D : bidon et sifflette pour aller pomper l’essence sur les parkings. Dégueulasse. Car on avalait de l’essence à l’amorçage de la sifflette. On se rinçait la bouche au Ricard. Chacun un flash dans la poche. Ça devenait une routine. Semaine après semaine. Jusqu’au jour où...

             — Bougez plus ! Les mains en l’air !

             Il devait être le seul mec en France qui ne dormait pas et qui surveillait sa voiture depuis la fenêtre de son appart ! Il crevait de trouille. Il pointait un fusil de chasse sur nous.

             — J’ai appelé les flics, y z’arrivent ! Bougez pas j’ai dit !

             R se mit à sourire et quand on le connaît, ce petit sourire carnassier n’est pas bon signe. R baissa lentement les bras et dit au mec en rigolant :

             — Vas-y, tire-moi dessus, ma couille.

             Évidemment, le mec a tiré. Bhaaam ! R reçut la décharge en pleine poitrine. Sa chemise blanche était parsemée de petits points rouges. Il fut le premier surpris de n’être pas mort. Cartouche de gros sel ! R attrapa le bidon rempli d’essence et frappa le mec à la volée, schbounz, en pleine gueule. On eut tout juste le temps de mettre les bouts avant l’arrivée des condés. Au volant, R se marrait :

             — Lucky unlucky, poto, mais tu vois, ça le fait bien...

             Façon de parler.

     

             À leur façon, Andy Falkous et mclusky ont eux aussi joué au petit jeu du lucky unlucky. Mais ils ne sont pas aussi lucky que R. Plutôt unlucky. Comment un trio aussi brillant a-t-il pu disparaître ? Dans deux mille ans, les archéologues se pencheront probablement sur ce mystère.

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             C’est avec mclusky Do Dallas que mclusky est arrivé dans le rond du projecteur. L’album fit sensation dans la presse anglaise. Trois des titres de cet album pourraient figurer sur n’importe quel album des Pixies : «Alan Is A Cowboy Killer», «Gareth Brown Says» et «Chases». Falkous y fait son gros Black, c’est-à-dire qu’il attaque l’Alan à la sauvette et qu’il l’explose aussi sec, il plonge mclusky dans la bassine d’huile bouillante des Pixies, c’est extrêmement saisissant. Ça remonte un temps, Alan is a cowboy killer, et boom, avec à la suite un killer solo flash in the flesh. Même chose avec le Gareth Brown et Chases, ça cogne dans les tibias, ils tapent dans le heavy hardcore du gros, ils courent après leur cut qui s’enfuit, on se goinfre de l’excellence de cet album qui est une véritable orgie de démesure. Nouveau coup de génie avec un «The World Is Over Bitch» plongé dans le chaudron de scream des Pixies, avec un truc plus demented, comme si c’était possible. Ils poussent encore le bouchon de la folie. Viva mclusky ! Le «Lightsabre Cocksucking Blues» d’ouverture de bal est un modèle d’insanité, ils jouent au no way out, c’est d’une beauté désespérante, ça hurle dans le chaos de la fin du monde, ces mecs ont le talent de leur folie. Ça nous guérit des ravages de la médiocrité. Ils repartent de plus belle avec «No New Wave No Fun» dans l’extrême onction de l’insanité, Andy Falkous chante tout au bord du gouffre, c’est extravagant de power destructeur, peu de groupes sont allés aussi loin dans le process de la défenestration. Andy Falkous met le paquet. Ils continuent de chatouiller les cuisses de la muse qui entre en transe avec «Collagen Rock», ils nous emmènent dans le vrai monde, le monde interlope, celui du fard et du beat inexpected, ils cultivent toutes les véroles, toutes les sous-jacences, ils ont des dons atroces, ils flirtent avec la démesure des Pixies et ne vivent que pour la bille en tête. On entend Jonathan Chapple ramoner «Day Of The Deadringers» à la basse underground. Ils passent d’un climat à l’autre sans coup férir, c’est leur apanage, ils jouent bien le jeu dans «Fuck This Band» et on retourne aussi sec en enfer avec «To Hell With Good Intentions». Andy Falkous y perd le contrôle de sa voix.

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             Leur premier album paru en l’an 2000 s’appelle My Pain And Sadness Is More Sad And Painful Than Yours. Il est aussi intense et aussi barré que Do Dallas. Ils font déjà les Pixies avec trois cuts : «Medium Is The Message», «When They Come Tell Them No» et «You Are My Sun».  «Medium Is The Message» est amené comme souvent chez les Pixies par la menace d’un bassmatic et ce démon d’Andy Falkous plonge dès qu’il peut dans sa friture, mais il ressort à sec pour le deuxième couplet. C’est un averti qui en vaut deux, il fait comme le gros, il se réserve pour les apocalypses, même façon d’avancer dans la ville en flammes avec de chant dérangé et mirifique. Le bassmatic de «When They Come Tell Them No» est aussi celui des Pixies, c’est vite livré au délirium et avec «You Are My Sun» Falkous replonge aussi sec en enfer. Il explore tous les replis du gros et ramène de ses explorations du power et de la folie. C’est à peine croyable. «Flysmoke» pourrait aussi sortir d’un album des Pixies, avec ce riff de guitare sur le côté du chant, l’agressivité se joint à la douceur du temps. Il refait encore son gros Black avec «Rock Vs Single Parents», même attaque que celle du gros, à la déconstruction et au scream de brûlé vif, puis redescente dans le doux du son avant d’aller screamer de plus belle. «She Comes In Peace» sonne comme un coup de génie, cet ultra punk blues est littéralement saturé de violence. On dira la même chose de «Problems Posing As Solutions» : ils allument leur pétard d’entrée de jeu et boom !, c’est plein de nappes et plein de clameurs infernales. Ils sonnent comme des saucisses qu’on vient de jeter sur le grill, ils dansent la Saint-Guy des grands brûlés vifs. Ils rôdent dans les cendres de leur légende en devenir. Comme le gros, ils maîtrisent le petit jeu des alternances entre le calme et la tempête. Et si on souhaite entendre une basse dégueulasse, elle est dans «World Cup Drumming». Cette basse cacochyme tousse dans un defeaning blast. C’est l’hymne de la fin du monde, idéal pour finir un album aussi perturbant. Les chorus explosent et les hurlements battent tous les records de Hurlevent.

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             On pourrait qualifier The Difference Between Me And And You Is That I’m Not On Fire d’album des apocalypses pour au moins une raison : «Support Systems». Andy Falkous rôde dans les parages, fais gaffe, il est capable de tout, il développe pour exploser et il explose. Il vise la clameur définitive. «1956 And All That» et «Falco Vs The Young Canoeist» sont encore deux horreurs collatérales. Ils tapent le 1956 au heavy hardcore de youh-youh, ils jouent comme des crabes dans la bassine d’huile bouillante, youh-youh !, et ils explosent Falco dans l’œuf du serpent. Il est un peu comme le diable, cet Andy Falkous, il joue sur tous les tableaux. On comprend dès le «Without You I’m Nothing» d’ouverture de bal qu’on est un big album, ça chante à l’allant, mais pas n’importe quel allant : l’allant définitif. Tu rentres tout de suite dans le monde de mclusky, ils y appliquent les lois du hardcore, mais avec des réserves Pixies/rock/punk qui les rendent accessibles. Ils amènent «She Will Only Bring You Happiness» au pur jus de sunshine pop et c’est béatifiant, explosé de soleil, mais le son a des crocs. Nouvelle alerte avec «Kkkitchens What Were You Thinking?», ils ont le diable au corps, ils dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Toutes les falaises de marbre de nos a-prioris s’écroulent au passage de ces mecs-là. Ils collectionnent les exploits soniques, chez eux l’idée prévaut. Ils ne fonctionnent qu’à l’idée, comme le montre «Your Children Are Waiting For You To Die». Encore un cut ultime avec «Slay», l’une des pires explosions de l’histoire des explosions. Anndy Falkous plonge encore son «You Should Be Ashamed Seamus» dans la folie, il semble vouloir rivaliser avec le gros, le gros hurle beaucoup, mais Andy Falkous hurle encore plus.

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             L’idéal serait de commencer par visionner l’excellent Getaway Band (Live In London And Cardiff) paru l’an passé. On a les deux concerts sur le même support avec quasiment la même set-list, mais bon, on n’est pas obligé de voir les deux, car c’est tout de même très spécial. Toute la démesure et l’insanité du groupe est comme démultipliée. Leur hardcore gallois se situe exactement dans le même genre d’insanité que celle des Pixies, au temps où le gros hurlait comme un cochon. On croit que les mclusky sautent en l’air et qu’ils se roulent par terre, pas du tout. Andy Falkous garde le contrôle, il hurle dans son micro tout en grattant savamment sa Les Paul. Il est prodigieusement bien accompagné par Damien Sayell, bassman des enfers et l’encore plus infernal Jack Eggleston au beurre. Tu veux l’enfer sur la terre ? Laisse tomber Motörhead, c’est «Dethink To Survive» qu’il te faut. Falkous hurle tout ce qu’il peut et garde le contrôle. Il papote pas mal avec le public qui envoie des vannes. Falkous joue au petit jeu de l’apocalypse nerfs d’acier, c’est très impressionnant. Sur «Collagen Rock», Sayell saute en l’air. Ça continue de monter en pression jusqu’à «Alan Is A Cowboy Killer» qui explose et ils maîtrisent la folie de «Gareth Brown Says» à la perfection. Pure giclée de hurlette à la Frank Black. Ils jouent «Falco Vs The Young Canoeist» à deux guitares suraiguës, c’est l’attaque des frelons et Sayell chante cette abomination. Ils enchaînent avec l’un des sommets de power rock, «You Should Be Asheamed Seamus». Falkous le chante à l’extrême violence, il n’existe rien d’aussi violemment parfait dans le monde libre. «The World Loves Us And Is Our Bitch» atteint à la démesure des early Pixies. Falkous est la superstar d’un monde de son invention. Attention à ne pas confondre mclusky avec les groupes hardcore américains. 

    Signé : Cazengler, maclèchecul

    Mclusky. My Pain And Sadness Is More Sad And Painful Than Yours. Fuzzbox 2000

    Mclusky. Mclusky Do Dallas. Too Pure Too Pure 2002

    Mclusky. The Difference Between Me And And You Is That I’m Not On Fire. Too Pure Too Pure 2004

    Mclusky. Getaway Band (Live In London And Cardiff). Prescriptions 2021

     

    ASHEN

    C’était dans un temps lointain où l’on pouvait se rendre à un concert sans se cacher derrière un masque, ni présenter un pass de ceci ou de cela. Bref c’était autrefois, ce 19 avril 2019 Ashen prenait d’assaut la scène du Chaudron, et nous éblouissait. Un nouveau groupe, des inconnus, pas tout à fait puisque le scream-vocal était assuré par Clem des Fallen Eight, son ancien combo qui s’était séparé. Un groupe prometteur assurai-je, oui mais plus de nouvelles depuis les débuts de l’ère covidique.

    Ils ont survécu. Sont prêts à remonter sur scène, entre temps ils ont travaillé dur. Tout le long de l’année 2021 ils ont réalisé trois vidéos qui ont marqué les esprits si l’on en juge le nombre astronomique de followers.

    Clem Richard : vocal : / Antoine Zimer : guitars / Niels Tozer : guitar, additional vocals / Thibaud PoulLy ; bass / Tristan Broggeat : drums.

    HIDDEN

    (YT : 19 / 11 / 2021)

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    Esthetic Metalcore. D’abord les images. Le choc. Un boomerang que vous n’avez pas lancé, mais qui revient vers vous. Vous êtes la cible, tenez-vous-le pour dit en regardant cette vidéo. Un récif de corail éblouit votre vision, vous en oubliez la musique, vous ne la saisissez pas en tant que morceau mais en tant qu’articulation rythmique des images, le temps de les apercevoir une seconde en évidence, silhouettes noir cendré retranchées derrière le nom du groupe qui barre l’écran de ses lettres blanches, le code couleur est d’emblée annoncé, il ne s’aventurera jamais hors de ce trismégiste canon alchimique, c’est alors que survient le Tryptik, les clapper boys de Gene Vincent revisités façon hip hop bondissant, sont là pour ainsi dire en contrechant, car, c’est-là que réside le secret du mixage, les images se font musique, et la musique support des images, les musiciens ne jouent pas, sont saisis en tant qu’icones, le ballet est régenté tel un jeu d’échec, les pièces sont immobiles en elles-mêmes, vous êtes propulsé dans la tête d’un joueur, et devant vous défilent les différentes stratégies possibles qui s’offrent à son cerveau, les trois membres du triptyque miment la violence métallique, un son resserré à l’extrême radicalement fragmenté, impossible de vous arrêter mentalement dessus, ce n’est pas que tout va trop vite, c’est que le tout est éparpillé en milliers de minuscules congloméras soniques comprimés à l’extrême, déstabilisation totale, oui c’est violent, elle n’a pas encore explosé, c’est le scream de Clem qui la déchire et en crève l’enveloppe. Image mouvante et basculante. Le centre de gravité de votre iris en est tourneboulé. Le pire c’est qu’ils sont parvenus dans ce tourbillon à insérer un scénario. Une histoire de masque. Pas celui auquel vous pensez. Celui qu’arbore votre figure chaque fois qu’une personne vous aborde et que vous adaptez les mimiques de votre visage, afin de ne pas révéler votre vraie personnalité, non par machiavélisme, mais par peur d’être rejeté pour ce que vous êtes vraiment. Beaucoup de bruit et de fureur, pas en vain, pas gratuitement, pour briser la carapace de tortue derrière laquelle vous vous cachez, vous vous calfeutrez dans la cellule de votre solitude.

    Et la musique au juste ? Je vous invite à regarder pour ceux qui aiment mettre les mains dans le cambouis de la machine la vidéos suivante : Ashen – Hidden ( Guitar playthrough ) : Niels Tozer et Antoine Zimer, en plan fixe jouer leur partie, magnifique occasion de comprendre la subtilité et la technicité de  la composition. Passionnant. Tout autant que la vidéo précédente.

    OUTLIER

    (YT : 26 / 08 / 2021)

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    Déstabilisant. Le genre de vidéo dont on ne sort pas indemne. Rien à voir avec la précédente qui du coup s’apparente à un exercice de style. Ce qui est injuste car porté à un haut niveau de virtosité artistique. Sans doute faut-il la lire comme une suite à Hidden. Pas un nouvel épisode à l’histoire ancienne. Une étape, plus loin. Quand on ne parvient pas à sortir de soi-même, à s’extérioriser, l’on s’enferme en soi-même. On recule d’une case. Ecran noir, Clem vous fixe. Cheveux courts bleuâtres, teint blafard, le groupe derrière lui, en blanc infirmier, le monde se grise, la réalité se diffracte, Clem nous regarde, il est dans l’écran que regarde Clem, il danse, tel un épouvantail qui gesticule sous les poussées d’un vent de folie, rythmique incessante, il est assis dans la grisaille qui embrume son esprit, il parle, il s’explique, il se confesse à lui-même, d’une voix chantée mais blanche et creuse, il est las, éteint fatigué de lui-même, le décor change, déjeuner en famille, ambiance bourgeoise, bien élevée, l’on fait comme si, il explose à l’intérieur de lui, sa voix grimpe dans la plus haute tour, celle dont on ne descend pas, l’orchestre derrière lui déchaîné, il crie, il hurle, des mains l’agrippent, dans la famille, les visages esquissent des sourires, plutôt en rire qu’en pleurer, on le repousse au fond de soi, alors crise, rupture des digues de la folie, les guitares s’étirent à la poursuite de la note grise, des hauts et des bas, le désarroi est-il un asile, maintenant il est vêtu comme un prince en exil, Hamlet moderne, il se redresse, marche et s’empare du micro, Ashen fracture les portes de la catharsis, adhérence à l’aberrance.  

    Epoustouflant. Les amateurs de théâtre sont priés d’aller prendre une leçon de mise en scène. Sublime prestation de Clem.

    Tryptik est composé de trois danseurs émérites : Steven Deba, Adrien Larrazet, Kenj’y Keas.

    SAPIENS

    (YT : 19 / 11 / 2021)

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    Cauchemar . Sapiens. L’homme réduit à sa plus simple expression. Lui-même. Pas nous. Pas vous. Je vous le souhaite. Vous en connaissez tous. Ces épaves, enfermées en elles-mêmes, qui n’ont même plus la force de tendre la main pour mendier. N’attirent plus que le mépris et la haine. Le seul bouclier de la peur qui nous agresse. Vision glauque. Quelque part dans un passage souterrain du périphérique, une loque humaine seule avec son néant et sa parano. Scénario minimal. Tout est dans le mixage et l’interprétation. Des trois clips c’est celui qui laisse entendre l’importance du background musical. Ashen ne mise pas sur l’ampleur sonore, celle-ci s’apparente trop à une vision lyrique du monde, musique sèche, squelettique, mais incandescente, du bois qui brûle mais qui ne fume pas. Une combustion destructrice, qui interdit toute respiration. Vous tombe dessus, vous ensevelit sous les os des fosses communes que l’on vide au tractopelle dans les cimetières pour faire de la place aux futurs nouveaux venus. Les cris de Clem sont de cette rage contenue dont se consument les colères muettes, celles qui se retournent contre vous et vous auto-détruisent encore plus sûrement que le système social qui n’a plus besoin de vous. Ashen les cendres froides d’un monde glacé devenu inhabitable. Pour les sapiens que nous sommes.

    Reste à regarder la vidéo Ashen-Sapiens ( One take drum playtrough ) : l’occasion de voir Tristan Broggia en action éruptive et de mieux entendre l’osmose entre la batterie et la voix de Clem. Un bijou fulminant de haute précision. Prière d’enchaîner sur Ashen-Sapiens ( Bass playtrough ), Thibaud Poully qui nous donne à entendre le bruit de fond du groupe, qui n'est pas sans ressemblance avec le mystérieux et inquiétant bruit de l’espace que recueillent les physiciens. L’a des froissés étonnants, et une technique dans son travail sur la corde du haut qui n’est pas sans rappeler les primitifs fils de fer tendus sur un mur des cabanes de bois à l’origine du blues rural. Pour en savoir un peu plus sur le groupe, le visionnage de la vidéo-interview Thierry présente le groupe Ashen.

    Vous l’avez compris : Ashen, un groupe avec qui il va falloir compter.

    Damie Chad.

     

    CERBERE

    CERBERE

    ( EP / mars 2021 )

    Aimer les chiens ne suffit pas pour apprécier Cerbère, faut aussi aimer déambuler dans les méandres des Enfers. La légende raconte que c’est-là que les anciens Dieux et les Héros de la Grèce Antique fourbissent leurs armes et préparent leur retour. Quoi qu’il en soit le Chien à trois têtes garde l’entrée, un tantinet patibulaire le monstre ! Pour savoir si vous êtes prêt à l’affronter l’écoute du premier Ep de Cerbère s’avère être une très bonne préparation mentale. Si vous ne supportez pas, n’insistez pas. Ce n’est pas pour vous. La pochette de Thom Dezelus est un remarquable carton d’invitation. A peine ai-je entrevu les deux parois granitiques du souterrain, je n’ai pas pu résister. A mon humble avis elles vous filent davantage la frousse que les yeux et les museaux menaçants qui évoquent davantage la vie que la mort.

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    Cerbère, le groupe, possède trois têtes à savoir : Baptiste P. guitariste, Baptiste Reig, batteur, Thom Dezelus bassiste. Ne sont pas nés dans les champs phlégréens, proviennent tout simplement des alentours de Paris, soi-disant ville lumière. Nous supposons qu’ils doivent hanter les antres obscurs. Il ne semble pas que le groupe soit encore en activité en 2022, il se peut qu’ils soient en train de ruminer de noirs desseins. Que voulez-vous attendre de plus d’un trio maléfique qui se définit lui-même en trois mots : heavy-sludge-doom. Pas besoin de longs discours pour comprendre que l’on ne met pas les oreilles n’importe où. Vous ressentez un petit frisson dans le dos, rien de plus normal, ne citent-ils pas Abbath dans leur influence, groupe et / ou musicien de Norvège pays de glace et de neige.

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    Julia : ça commence exactement comme finissent la plupart des concerts rock, par une apocalypse, ensuite ça ne faiblit pas. Vocal extrême, essayez de chanter la traviata alors qu’une main de fer s’introduit dans vote anus, remonte dans votre intestin agrippe votre estomac et entame une reculade reptatrice pour opérer son extraction par voie anale. Ne riez pas, musique lourde et empesée, qui au milieu du morceau se met à grincer très fort, si vous cherchez le noise, vous finissez par le trouver, le plus terrible c’est que vous ne pouvez pas vous détacher de l’engluement sonore, votre esprit est littéralement aspiré et ne répond plus à vos commandes mentales. Aliéné : pour bien comprendre où nous en sommes nous dirons que le morceau précédent était une douce romance sentimentale pour jeune nonne enfermée depuis dix ans dans un couvent, ici vous êtes plongé dès la première seconde dans la fournaise de l’aliénation, ponctuée des cris de goret que devait pousser le bébé Achille lorsque sa mère Thétis le tenait au-dessus de la flamme sacrée pour brûler les parties humainement mortelles de son corps, question quel est l’instrument qui frappe le plus fort : la guitare, la basse, la batterie, passent toutes les trois la ligne d’arrivée en vainqueur, c’est ensuite après l’énorme grincement proto-final que la basse vous assourdit d’un riff aussi monstrueux qu’une flatulence de dinosaure, que la guitare s’enflamme, et que le dernier coup de gong de la batterie stoppe le tohu-bohu si brutalement que vous pensez être devenu sourd. Cerbère : oubliez tout ce qui précède, des hors-d’œuvre, avariés nous le concédons, mais voici la confrontation finale, comment avec vos deux seules mains parviendrez-vous à fermer les trois gueules du chien infernal ? Difficile à expliquer, mais cette introduction qui semble galoper en toute innocence vous glace les sangs. Surgissent des cris inaudibles, de ceux dont on n’aime pas se souvenir et quand ils se taisent c’est encore pire, vous dévalez une pente sans fin, vous ne courez plus, vous êtes happé en apesanteur dans un trou d’ombre noire et bientôt un vrombissement incessant vous enferme dans une spirale meurtrière, plus de bruit, un sifflement de turbo-réacteur qui vous avale et vous fait subir le sort de ces oiseaux que les moteurs des avions recrachent sous forme de purée sanglante, vous n’êtes plus qu’une pluie charnelle de hachis parmentier qui se désagrège et se dissout dans le vide, les hurlements qui suivent ne sortent pas de votre bouche, ils flottent dans l’espace comme l’algorithmique projection mathématique de votre terreur, basse gourde, batterie sourde, guitare lourde, et ces grincement qui vous percent les tympans que vous n’avez plus, vous descendez encore plus lentement, ces cris sludgéens ne sont-ils pas les nodosités sémantiques des crissement des crocs de Cerbère en train de déchirer le filigrane de votre âme, la torture ne cessera donc jamais, l’impression lors de ces bruits de cymbale de passer par une infinité de sas de décompression, de paliers d’anéantissement préparé et incoercible, et vous sombrez hors de vous-même, toujours plus, vous ne vous obéissez plus, vous n’êtes plus que l’inconscience de votre absence au monde, la musique est désormais si noire qu’elle en devient illuminescente, vous n’êtes plus rien, un souffle ténu qui se dilue en traversant les pales d’un ventilateur.

    Prodigieux. Le genre de disque que vous n’écouterez pas une deuxième fois. A moins que vous ne l’écoutiez en tant que métaphore de la disparition de quelque chose. De l’Europe par exemple.

    Damie Chad.

     

     

    LE GRAND CAFE, C’ETAIT JEAN-CHARLES

    MARIE DESJARDINS

    ( La metropole.com )

    Un article de quelques pages qui risquent de donner le vertige aux petits français qui s’imaginent que Paris est le centre du monde. Dans cet hommage à Jean-Charles, les kr’tntreaders reconnaîtront un nom, grâce à leur blogue favori, celui de Vic Vogel à qui Marie Desjardins a consacré un livre que nous avons chroniqué dans notre livraison, 482 du 30 / 04 / 2020. Rappelons que Marie Desjardins est canadienne et romancière.

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    Nous sommes rue Saint-Denis, pas à Paris, à Montréal. C’est-là en 1981 que Jean-Charles Guinant et Louis Royet, venus de Saint-Etienne ( France ) reprennent Le Grand Café. Misent surtout sur la vie nocturne. Savent, avec l’aide de Jean Caron, un ami, se faire respecter des différentes pègres locales qui aiment bien prélever un petit impôt sécuritaire... Nous sommes dans le monde interlope de la nuit, dans cette faune particulière qu’attirent ce genre de lieux très vite apparaissent Vic Vogel jazzman (voir livraison 482 du 30 / 04 / 2020 ) et Gerry Boulet chanteur d’Offenbach groupe pop canadien qui connut ses heures de gloire de 1969 à 1985. Beaucoup de musiciens gravitent autour du Grand Café et autres établissements similaires de la rue. A tel point que Jean-Charles organise le festival Session Blues Session, onze jours de folie printanière qui se répètera durant treize années.

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    Marie Desjardins restitue toute une époque aujourd’hui disparue, une ambiance, musique, alcool, sexe, la vie, la grande, la belle, nous croisons des gens célèbres chez nos cousins, qui par ici sont de parfaits inconnus, ce n’est pas grave ce qui est embêtant c’est de savoir que l’on a raté un moment d’extraordinaire convivialité, et ce sentiment de nostalgie qui nous poigne pour n’avoir pas su, pas pu y participer. C’est cela Marie Desjardins en quelques lignes grâce à sa plume elle ouvre une fenêtre sur un monde ignoré et restitue dans l’éternel présent de notre imaginaire des fragments d’un passé lointain que le temps a emporté dans ses abîmes. Nous la remercions.

    Damie Chad.

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    P.S. 1 : Outre cet article Marie Desjardins a signé l’éditorial Le convoi de l’évidence, consacré au Convoi de la Liberté qui bloque depuis trois semaines la bonne ville de Québec. Un mauvais exemple qui a suscité bien des ferveurs un peu partout, notamment en France où la police s’est montrée particulièrement violente. Nous partageons ses analyses, à force de maltraiter le peuple le gouvernement a récolté ce qu’il a semé, un mouvement de protestation populaire, largement suivi et soutenu par la population. Nous invitons nos lecteurs à (re)regarder Le Convoi film de Sam Peckinpah, sorti en 1978, terriblement prophétique, que je tiens pour l’œuvre cinématographique la plus anarchisante que je n’ai jamais vue.

    P.S. 2 : nous avons consacré quatre autre chroniques (440, 442, 447, 449) à quatre romans de Marie Desjardins.

     

    ILLICITE 2

    AUTOPORTRAIT COMPLAISANT

    Je suis un sophiste. Les mots nous obéissent, ils disent ce que l’on désire. Tout dépend de la manière dont on les agence. Moi qui ai écrit des milliers de chroniques sur des sujets variés – de préférence rock et littérature- ne pense point qu’il y ait en elles une once de ce que les imbéciles parent du beau nom de vérité. Ce ne sont point pour cela des mensonges. Disons des points de vue. Irradiants. Les choses portent en elles non pas une objectivité mais une signifiance. Celle que nous leur accordons. Personnellement en règle générale je préfère mes appréhensions à celles des autres. Ainsi ai-je l’impression de me regarder dans mon propre miroir. Parfois je me déguise. Dans les deux cas, j’ai mes stratégies.

    Damie Chad

     

    MEURTRES A ATLANTA

    JAMES BALDWIN

    ( Editions Stock / Février 2020 )

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             Le livre qui ne vous attend pas. Certes les lecteurs qui n’auraient jamais lu un livre de James Baldwin auraient le droit, vu le titre, de s’apprêter à dévorer un roman policier.  Ce n’est pas un roman, ce qui ne l’empêche pas d’être très noir. L’émotion suscitée par la mort de George Floyd délicatement assassiné par un policier blanc de Minneapolis en 2020 a raffermi par chez nous le renouveau d’intérêt autour de l’œuvre de Baldwin déjà amorcé par l’adaptation cinématographique de son roman Si Beale Street pouvait parler par Barry Jenkins en 2018.

    Pour faire court, nous dirons que dans les années soixante, James Baldwin fut avec Martin Luther King et Malcom X une des trois grandes voix de la révolte noire. Pour ne pas connaître le sort funeste des deux derniers il s’exila en France en 1970. C’est un peu au titre de grande conscience morale du peuple noir qu’il est invité à se rendre au début des années 80 à Atlanta pour enquêter sur une abominable série de meurtres de vingt-cinq enfants noirs. Il arrive après la bataille. L’assassin – un individu noir peu sympathique - est arrêté et déjà condamné. L’on peut manifester quelques doutes sur sa culpabilité. N’a-t-il pas été jugé uniquement pour l’assassinat de deux adultes ? Contrairement à toute attente, le livre ne se transforme pas en contre-enquête dans le but d’innocenter un homme injustement accablé et de démasquer le véritable coupable. Nous ne sommes pas dans un film grand public où le bien finit toujours par triompher. Baldwin se contente des faits. Il a une très grande confiance en la justice de son pays, il sait qu’il ne la fera jamais changer, qu’elle a pour fonction de masquer la réalité, de s’aligner sur l’idéologie et les représentations dominantes.  

    Baldwin enquête. Il rencontre les témoins, discute avec les parents, parle au juge en personne, n’en dit ni du bien ni du mal. Ne découvre aucun nouvel indice – en cherche-t-il seulement - ne nous propose aucune nouvelle théorie sur le déroulement des faits. Certes les crimes se sont déroulés à Atlanta, ville noire dirigée par un maire noir, sans doute faut-il chercher ailleurs. Partout. En Amérique. Baldwin remonte aux origines du problème. Au mouvement qui a conduit la population d’origine européenne des Etats-Unis à qualifier les esclaves importés d’Afrique et leurs descendants de noirs. Une appellation facile à employer et qui occulte une réalité difficile à admettre : s’il existe dans la population noire plus de cinquante nuances de noir, du plus sombre au plus clair, c’est que les européens et les africains se sont mélangés beaucoup plus qu’on ne le dit. L’apartheid idéologique entre les deux provenances ne fut guère étanche…  Ce n’est pas le plus grave. Loin de là. C’est que le fait de stigmatiser socialement les individus à peau plus ou moins noire en tant que noirs, a engendré son propre effet boomerang, s’il existe des noirs, les autres par la force d’une logique binaire se sont retrouvés dans la catégorie des blancs. A refuser l’individuation des êtres humains l’on a créé deux sortes de problèmes : le problème noir et le problème blanc. Une dichotomie à la-je-te-tiens-par-la-barbichette, un nœud gordien qu’il est impossible de trancher par la force.

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    Pourquoi pas après tout. Tuer tous les noirs, ou tuer tous les blancs, le problème s’évapore de lui-même. Malheur aux vaincus. Gloire aux vainqueurs. Ce serait trop beau. Hélas, le problème n’est pas spécialement racial. Chiffon noir ou voile blanc ne sont-là que pour faire oublier les disparités économiques. Baldwin insiste sur un point très particulier : les petites victimes assassinées ont toutes un point commun, ce sont des enfants noirs et pauvres. Pas de manichéisme. Comme par hasard après cette constatation Baldwin   relève une autre évidence : la petite-bourgeoisie noire qui a accédé à une certaine aisance économique ne se sent pas aussi concernée que les masses laborieuses par ces assassinats. Rejoignant en cela la position de la population blanche, terriblement malheureux, mais que peut-on y faire sinon espérer que la police arrête le ou les criminels et que l’on oublie au plus vite ces affreux drames…

    Baldwin élargit la focale. Dans un pays non racial – cette assertion se discute - comme la France il existe aussi une classe pauvre dont les élites ne se soucient que fort modérément… Attention ajoute-t-il, il y a ceux qui n’ont rien à perdre et ceux qui risquent de perdre quelques intérêts s’ils refusaient de collaborer avec l’Etat et le modèle économique dominant. La pensée de Baldwin frise avec la représentation marxiste de la domination capitalistique du monde. Il ne le dit pas ouvertement, il le suggère si fort que son plaidoyer est d’autant plus insidieusement implacable. Laisse au lecteur le soin de tirer les leçons de ses analyses.

    Prodigieux écrivain qui parvient à dire beaucoup plus qu’il n’écrit, n’affronte pas les pouvoirs de face. En cela héritier de la vieille technique des lyrics des premiers bluesmen qui sous-entendaient ce qu’il fallait comprendre. Procède par à-coups. L’air de rien. Accumule les remarques anodines d’apparence aussi peu dangereuses qu’un bâton de dynamite dont on aurait supprimé la mèche. N’empêche qu’en fin de démonstration la crédulité ou la mauvaise foi des lecteurs est des plus chancelantes. Effeuille sans se presser l’artichaut du réel pour finir par en pulvériser le cœur.

    Le pire c’est que Baldwin n’est pas optimiste. Il ne croit guère à la victoire finale. La condition des noirs et des pauvres s’est améliorée, mais fondamentalement rien n’a changé. Meurtres à Atlanta est publié aux USA en 1985, Baldwin disparaît en 1987. Trente-cinq plus tard, malgré la présence d’un Président noir à la Maison Blanche, le malaise est toujours là. Si l’on mesure la pauvreté à l’aune de la croissance exponentielle des richesses, les pauvres sont toujours aussi pauvres et la fracture de la société américaine s’est peut-être élargie. En le sens où l’explosion d’une révolte radicalisée dont Baldwin prophétisait dans les années soixante et soixante-dix – de la mort de Luther King à la défaite des Black Panthers - l’imminence, est restée jugulée.

    Meurtres à Atlanta est un essai des plus incisifs et des plus lucidement désespérés qui ait jamais été écrit sur la société américaine.

    Damie Chad.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    (Services secrets du rock 'n' roll)

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    Episode 23

    Il faut être franc, l’apparition du Grand Ibis Rouge a jeté un froid chez nos deux interlocuteurs, surtout qu’il affiche une mine peu réjouie, du moins me semble-t-il, je m’empresse toutefois d’ajouter que mes connaissances en ornithologie laissent à désirer. Le Président du Sénat faisant office de Président de la République est blanc comme un linge, son acolyte arbore la même teinte pallide que le buste de Pallas dans le Corbeau, sublime poème d’Edgar Allan Poe. Je suis toutefois heureux de vous annoncer que mon flair de rocker a encore une fois visé juste, je le comprends au ton courroucé avec lequel le volatile rutilant s’adresse à nos deux ennemis :

    • En quoi vous ai-je trompé, n’ai-je pas diligenté un de mes meilleurs drones mortuaires pour assurer les centaines de morts promises afin que votre électorat apeuré se prépare à voter en votre faveur, n’ai-je pas par la même occasion barré de la liste des vivants le préfet de la Vienne en lequel vous entrevoyiez un candidat potentiel dangereux !

    Le chafouin de service s’entremet de son ton qui allie à merveille servilité, obséquiosité et hypocrisie :

    • Ô Grand Ibis Rouge, vous avez tenu vos promesses, hélas, un malheureux grain de sable s’est glissé dans notre entreprise, par notre propre faute, nous voulions être tenus au courant de vos résultats au fur et à mesure que les morts s’amoncelaient, vous nous aviez parlé d’un redoutable agent, tout frais, en pleine forme, un certain Watts, que tous les rockers du monde connaissent aviez-vous précisé, ce nom ne nous disait rien, nous avons cru bien faire en vous envoyant comme renfort supplétif les agents du Service Secret du Rock ‘n’ roll, entre nous soi-dit, un ramassis d’imbéciles profondément tarés dont nous n’avions aucune utilité, nous pensions qu’avec un peu de chance vous nous en auriez du haut de votre sagesse éminemment supérieure, débarrassé !

    Le Grand Ibis Rouge nous jette un regard meurtrier si noir que Molossito ne peut se retenir, un jet d’urine inonde le bureau du Président, occasionnant une nauséabonde auréole.

    • Ne me parlez pas de cette engeance maudite de bras cassés, je les aurais occis avec joie, mais tous tant qu’ils sont : chiens, filles, hommes, sont hors d’atteinte s’étant mis sous la protection d’un contre-rituel initiatique qui les rend insensibles à mes mortelles fureurs, je me demande d’ailleurs comment ils ont appris l’existence de ce contre-feu magique.
    • - C’est pour moi un immense plaisir de vous l’apprendre, cher Grand Ibis Rouge, le Chef relâche un épais panage de fumée noire, l’idée m’est venue comme cela, innocemment, alors que j’allumais un Coronado, Grand Ibis Rouge, vous devriez vous mettre au Coronado, il n’y a rien à dire, c’est le summum existentiel auquel un être vivant, homme ou oiseau, puisse accéder, je…

    Le Grand épouvantail volant cramoisi n’a pas l’air convaincu par les conseils du Chef, il remue les ailes à la manière d’un coq belliqueux qui s’apprête à ensemencer les douze poules glousses de son poulailler.

    • Puisque je ne peux rien contre ces injurieux fifrelins, vous paierez pour eux … d’un terrible coup de bec il perce les crânes du Président intérimaire et de son conseiller occulte, une fricassée de cervelle se répand sur le bureau recouvrant le dégât des eaux précédemment occasionné par le relâchement de Molissito… quant à toi Charlie Watts, tu me dois encore un minimum de trois cents cadavres pour que tu puisses être délié du serment que les Rolling Stones ont signé en bonne et due forme, voici près d’un demi-siècle. Débrouille-toi ! Je te donne jusqu’à ce soir pour accomplir ta mission !

    Un dernier éclair digne d’un camion de pompier et le Grand Ibis Rouge disparaît en une infinitésimale fraction de seconde.

    UN DERNIER EFFORT

    Nous nous sommes discrètement éclipsés du bureau. Ne les dérangez pas tant qu’ils ne vous appellent pas, ils travaillent, glisse à l’oreille du grand huissier qui se précipite vers nous. Dans la voiture Charlie n’est pas en grande forme, il pleure :

    • Où trouver trois cents personnes à tuer d’ici ce soir, se lamente-t-il, quelle tâche ingrate j’en ai assez d’envoyer à la mort tous ces innocents qui ne m’ont rien fait !
    • Charlie… je conduis à toute vitesse en essayant d’écraser les fous  dangereux totalement inconscients qui se croient en sécurité en traversant sur les passages cloutés… n’ayez crainte Charlie, j’ai une idée, nous y sommes dans trois minutes, j’ai ce qu’il vous faut sous la main.

    Je freine à mort devant l’Assemblée Nationale. Les filles ont pris Charlie par la main, Molossa, Molossito, et Rouky découvrent leurs dents lorsque l’on veut nous empêcher d’entrée, mais le Chef exhibe sa carte SSR, les huissiers nous laissent passer sans encombre, nous voici dans la galerie supérieure réservée au public. L’amphithéâtre est plein, l’ensemble des députés écoutent dans le silence l’orateur, l’heure est grave, les visages sont tendus mais fermes, il s’agit de voter la loi d’augmentation des impôts.

    • Vas-y Charlie, tue-moi ces cinq centaines d’irresponsables, tous jusqu’au dernier !
    • Je ne peux pas, répond Charlie, je suis très riche, ma fortune est aux îles Caïman, je ne paie pas d’impôts !
    • Charlie, vous avez perdu combien de millions de dollars depuis le Covid ?
    • Heu… je ne sais pas… en trois ans on aurait dû faire trois tournées à 500 millions de dollars ce bénéfices net, chacune, ce qui fait…
    • Un milliard et demi de dollars Charlie !
    • Oui mais le Covid ces gens-là n’y sont pour rien !
    • Si Charlie, ils ont voté l’interdiction des concerts !

    Sur le coup Charlie est devenu encore plus rouge que le Grand Ibis, il arrache la balustrade et saute au milieu de l’hémicycle, on ne reconnaît plus armé d’un fragment de balustre, il se rue vers les députés, on ne le reconnaît plus, il est partout à la fois, il court, vole et nous venge, poursuit ceux qui essaient de s’enfuir par les couloirs, l’ion ne compte plus les morts, trois cents, quatre cents, cinq cents, lorsqu’il revient vers nous il est tout fier, le rock ‘n’ roll est vengé :

    • Maintenant je repars vers le monde des Morts, je suis en paix avec le Grand Ibis Rouge, mon âme et ma conscience…

    Charlie nous embrasse et nous serre dans ses bras.

    • Merci pour tout mes amis ! Je ne vous oublierai jamais ! Au revoir !

    D’un pas décidé il s’approche du mur et disparaît. Rouky s’élance à sa suite mais le mur l’arrête, il aboie, il geint, il hurle à la mort, il pleure, il gémit… le spectacle est insupportable, le Chef allume un Coronado pour que l’on ne voie pas la larme qui coule de son œil gauche.

    Subitement les mains de Charlie Watts sortent du mur et caressent la tête de Rouky qui lui lèche les doigts et frétille de la queue, les deux mains de Charlie et le tirent vers le mur qui se révèle une frontière insurpassable…

    • Agent Chad !

    Je m’avance vers Rouky, lui flatte l’échine ; il me regarde les yeux implorants,  je m’agenouille près de lui, je sors mon Glock de ma poche, lui colle le canon sur la tempe. Je tire. Rouky n’est plus qu’une ombre. Il donne un coup de langue sur les museaux de Molossa et de Molossito, pose sa patte sur mon genou pour me remercier, les mains de Charlie l’attirent doucement, nous avons l’impression de les voir, de l’autre côté, s’éloigner, tout heureux, Rouky batifolant tout autour de Charlie…

    Fin de l’épisode.  

  • CHRONIQUES DE POURPRE 533 : KR'TNT ! 533 : ROBERT GORDON / YARD ACT / LEE BAINS III & THE GLORY FIRES / JEANETTE JONES / DISCORDENSE / HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS / ROCKAMBOLESQUES

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 533

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    09 / 12 / 2021

     

    ROBERT GORDON / YARD ACT

    LEE BAINS III & THE GLORY FIRES

    JEANETTE JONES / DISCORDENSE

    HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS

    ROCKAMBOLESQUES

     

    Gordon moi ta main,

    et prends la mienne

    - Part Two - Bob & the boys

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    Considérable acteur de la Memphis Scene que ce Gordon-là. N’allez pas le confondre avec l’autre Robert Gordon, celui qui enregistra de très beaux albums avec Link Wray et Chris Spedding. Ce Gordon-là joue un rôle tout aussi majeur dans l’histoire du rock américain : il écrit des bibles et produit en plus des classiques du cinéma.

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    It Came From Memphis est un ouvrage si dense qu’il est conseillé de le lire plutôt deux fois qu’une. Il fourmille tellement d’infos qu’à la première lecture on passe à côté de plein de choses. Le seul moyen de contrecarrer la déperdition, c’est d’y revenir encore et encore, et là, ce remarquable travail ethno-musicologique prend toute sa mesure. Robert Gordon bosse comme Peter Guralnick, il enquête et multiplie les interviews. Comme il se passionne pour the Memphis scene, on se retrouve avec une espèce de bible dans les pattes. Une bible si vivante et si bon esprit qu’on prend en compte tout ce qu’il recommande dans le chapitre Futher Reading, Watching and Listening. Robert Gordon est un bec fin et ce sont les becs fins qui mènent le bal du rock, en tous les cas, d’un certain rock. Tiens, parmi les becs fins, on peut citer les noms de Nick Kent, Lux & Ivy, Kim Fowley, John Broven, David Ritz, Long Gone John, Ted Carroll & Roger Armstrong, Shel Talmy, Bert Berns, Ahmet Ertegun, Shadow Morton et Phil Spector. Tous ces gens ont contribué de manière effective à forger la légende du rock.

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    Inépuisable source d’informations, cette bible nous ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, et ce sont des portraits de gens qu’on ne croise pas tous les jours, tiens, par exemple le père fondateur de la Memphis Scene, Dewey Phillips - The (Howlin’) Wolf to whom all whites were suspect called him ‘brother’ - Et Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, «Red Hot» de Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé, c’est le truc le plus bizarre qu’il ait vu de sa vie. Portraits de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (comme ils avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs charmes et de leurs particularismes respectifs). They simply did what they could do and watched the nation and the world applaud - Voilà qui résume bien style de Chips. Joli coup de chapeau aussi au fatidique guitariste des Jesters, Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music - Jerry, fils de Sam Phillips, avait déniché ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare. Teddy Paige s’appelait en réalité Edward Lapaglio. C’est lui qui écrivit «Cadillac Man», le dernier single Sun, produit par Knox Phillips en 1965.

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    Avec les Jesters, Jerry et Knox Phillips reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. C’est à la fois le mythe de Link Wray Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - et le mythe des Cramps - Tommy Minga saute partout - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». De la même façon qu’il n’y avait rien de comparable à Link Wray et aux Cramps. C’est l’infernal Teddy Paige qui compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la voix de Tommy Minga qui est viré. Alors qui ? Dickinson bien sûr ! Teddy l’appelle. Pourquoi ? Parce qu’il a une grosse réputation d’anti-conformiste et une vraie voix - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce que recherche Teddy Paige, un mec capable de bien chanter les vieux coucous, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent une bête mythique, a two-headed monster, Dickinson et Teddy Paige - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de rockalama, Dickinson chante au raw comme un gros nègre de barrelhouse et Teddy entre en délinquance sonique comme on entre en religion. On croirait entendre le house-band d’un juke-joint paumé. Knox est frappé par le monster sound - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

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    Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il explose la rondelle des annales. Derrière, Teddy Paige hoquette ses gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il se met en pétard, cet enfoiré joue à la poigne du poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

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    «Cadillac Man» est le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

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    Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

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    Coup de projecteur aussi sur Terry Manning qui arrivait d’El Paso où il avait joué dans le Bobby Fuller Four - Son père était un pasteur qui déménageait souvent et Terry harcela ses parents pour qu’ils s’installassent à Memphis, ce qu’ils finirent par faire. Une semaine après leur installation, Terry se rendit chez Stax, frappa à la porte et dit : ‘Here I am’ - Il va rester 20 ans chez Ardent. Il travaille avec la crème de la crème de Stax, les Staple Singers, Booker T. & the MGs, Isaac Hayes. Il est le bras droit de John Fry qui sous-traite alors énormément pour le compte de Stax. John Fry indique que Dickinson cultivait un beau scepticisme envers le music business - which probably provided some guidance for a lot of people - Bel hommage à Reggie Young, dont la façon de tirer les cordes de guitare aurait influencé George Harrison. Le jeune Young était déjà un vétéran à 20 ans, c’est lui qui jouait sur «Rocking Daddy» d’Eddie Bond, avant de jouer dans le Bill Black Combo et de mettre en place de son d’Hi Records. Justement, le Bill Black Combo tourna avec les Beatles et c’est là que le jeune George loucha sur la technique de Reggie.

    Ce Gordon-là rappelle aussi que Stax vient tout droit des groupes qui jouaient au fameux Plantation Inn de West Memphis, localité située de l’autres côté du fleuve, en Arkansas, un endroit mal famé dont est originaire Wayne Jackson, ce même Wayne Jackson qui démarra dans les Mar-Kays avec Steve Cropper, Don Nix, Packy Axton et Duck Dunn. Jim Dickinson : «Packy Axton learned to play from Gilbert Caples. That’s where the whole Stax sound comes from. It’s Ben Branch’s band, pure and simple. The idea of light horns is, I think, the Memphis sound phenomenon.» On tombe un peu plus loin sur ce genre de résumé : «Jim Stewart the fiddle player wasn’t considering a career in black music, Estelle Axton the bank teller sure wasn’t and Steve Cropper who was, would never have been around the place had not it been for Packy.» Eh oui, on en revient toujours à Packy Axton, le fils d’Estelle, ce mec qui aimait tellement la musique noire et prendre du bon temps. Grâce à Light In The Attic, on peut entendre les singles que Packy enregistra avec différentes formations en 1965 et 1967. L’album s’appelle Late Late Party. Ces gens-là adorer groover et Leroy Hodges, bassman du house-band d’Hi, y faisait des miracles. Il faut l’entendre dans le «Bulleye» des Martinis. Et tout à coup, on tombe sur un single infernal de Stacy Lane : «No Entry». On se demande d’où ça sort ! On retrouve plus loin Booker T dans les Packers et Leroy Hodges revient vamper le «South American Robot» des Martinis. Nouveau shoot de r’n’b avec «LH & The Memphis Sounds : «Out Of Control». Pure staxy motion, groove rampant extrêmement tendancieux. L’immense Leroy Hodges revient faire des siennes dans le «Key Chain» des Martinis et Lee Baker passe un beau solo dans le «Hip Rocket» des Pac-Keys. La B se termine avec un nouveau coup de Jarnac singé Stacy Lane («No Love Have I»), un retour en force de Leroy Hodges dans le «Greasy Pumpkin» des Pac-Keys et l’excellent «Late Late Party» des Martinis.

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    Lorsque les Staxmen vont à Los Angeles en 65, ils jamment avec Nathaniel Magnificent Montague, le célèbre DJ d’époque. C’est lui qui branche Packy sur Johnny Keyes, qui va devenir son meilleur ami. Ils vont même partager une piaule dans Memphis, à une époque où la ségrégation fait encore pas mal de ravages. Ils font les Pac-Keys ensemble. Ils recrutent le Moloch Lee Baker à la guitare. Comme Jim Stewart ne supporte pas Packy et ses excès, les Pac-Keys enregistrent soit chez Ardent, soit chez Willie Mitchell. Estelle Axton monte le label BAR pour aider Packy, mais c’est difficile. Puis Packy et Johnny montent les Martinis avec la section rythmique d’Hi Records, et notamment les frères Hodges. Teeny Hogdes est très content de devenir pote avec Packy car il avoue aimer les white girls. Memphis Sound, baby.

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    C’est peut-être l’endroit idéal pour saluer l’album solo que Steve Cropper enregistra en 1969, With A Little Help From My Friends. Crop se lance dans des ré-interprétations instrumentales de hits séculaires, comme «Land Of 1000 Dances». Bon d’accord Crop sait jouer, mais ça on le savait. Il taille une belle croupière à «99 1/2». Il sort sa plus belle disto et joue au gras double. Ce son magique rend bien hommage à Wicked Pickett. Il passe à la petite insidieuse pour tailler une bavette à «Funky Broadway», il joue au son d’infiltration, dans la masse d’un énorme groove de Staxy Stax. Crop est un démon, dans le Sud tout le monde le sait. Comme Ry Cooder, Crop crée la sensation en permanence. Avec le morceau titre, Crop fait du Joe Cocker sans la voix, il fait chanter sa Tele. Ils sont tout de même gonflés de se lancer dans cette aventure devant 500 000 personnes. Crop réussit à créer de la tension, il fait le plan des screams en mode deep south. Bien vu, Crop ! Ce qu’il parvient à sortir est exceptionnel. Il prend ensuite «Pretty Woman» au funky strut de Stax, il joue tout le thème au claqué de Tele. Crop ne se refuse aucune extravagance et du coup, l’album devient palpitant, aussi palpitant que peut l’être la pochette. Il s’en va ensuite swinguer «I’d Rather Drink Muddy Water» au jazz et là ça devient stupéfiant. Il va là où le vent le porte. Guitar God on fire ! On le voit aussi rentrer dans le lard du heavy blues avec «The Way I Feel Tonight» et il claque le beignet du Midnight Hour à la Crop, c’est-à-dire droit au but, sans voix, c’est encore la Tele qui fait tout le boulot. Bon, ce n’est pas Wicked Pickett, mais ce n’est pas si mal. Les cuivres arrivent en renfort dans «Rattlesnake». Comme d’usage, les Memphis Horns font la pluie et le beau temps. Tout s’écroule prodigieusement dans des vagues de son successives. Cet instro est une telle merveille qu’elle pourrait servir de modèle à Michel-Ange.

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    Portrait aussi de l’immense Sid Selvidge : «Selvidge brings to the group (Mud Boy & the Neutrons) a voice as pure and sweet as a Delta songbird, with as much range as the expansive sky.» Ce Gordon-si considère Sid Selvidge comme un folk punk of sorts. Il se préparait en effet à sortir sur son label Peabody l’incroyablement bon Like Flies On Sherbert d’Alex Chilton. Robert Gordon recommande tout particulièrement Waiting For A Train - you also get a taste of Selvidge’s falsetto howl, Baker’s insane slide guitar, and Dickinson’s piano beating (...) On ‘Swanee River Rock’, Jim Lancaster plays the rockingest tuba solo I’ve ever heard north of New Orleans. Selvidge enregistre cet album extraordinaire au studio Ardent avec la fine équipe, c’est-à-dire les Dixie Flyers. Alors que Dickinson pianote sur ce pur jus d’Americana qu’est «All Around The Water Tank», Selvidge yodellise et claque un solo à l’ongle sec. Lee Baker rôde aussi dans le coin. Selvidge tape un vieux blues de Fred Mc Dowell, «Trimmed And Burning». Il préserve avec le plus grand soin l’esprit de la véracité. Il tape ensuite dans Allen Toussaint avec «Wrong Number». Dickinson y pianote comme un diable de saloon. On passe directement au New Orleans Sound avec «Swanee River Rock», mélange de country blues et de New Orleans brass. Selvidge tape aussi dans Tom Paxton avec un «Last Thing On My Mind» digne du Dylan de l’âge d’or. Lee Baker fait un festival dans «Torture And Pain». À noter la photo de pochette signée Bill Eggleston.

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    Joli coup de projecteur aussi sur Insect Trust, ce groupe touche-à-tout qui tapait aussi bien dans Joe Callicott que dans le free-jazz, ce qui inspira Dickinson pour son album Dixie Fried. Insect Trust testait en effet le country-blues-inspired free jazz. Ces mecs retravaillaient des chants de marin au banjo des Appalaches et au violon. Robert Palmer jouait aussi dans le groupe et y faisait un peu office de liant, tellement les profils différaient les uns des autres. L’album Insect Trust vaut le détour, ne serait-ce que pour entendre «Special Rider Blues», inspiré du «Blues Rider» d’Elmore James. Nancy Jeffries y chante le blues fantastiquement, elle se laisse porter par d’indicibles vagues de blues et ce diable de Bill Barth joue l’acid rock dans un fracas de free jazz. Quel mélange ! Bill Barth n’en finit plus d’irriter les zones érogènes de l’instinct free du sax et cette folie contribue largement aux frictions salvatrices. Quel freakout ! On comprend que l’album soit devenu légendaire. Ils reprennent aussi le «World War I Song» de Joe Callicott. Nancy Jeffries chante le blues d’une belle voix généreuse, elle embarque son monde comme savait si bien le faire Joan Baez avec «Joe Hill». C’est un retour aux racines du blues de Memphis. Autre pièce de choix : «The Skin Game», blues solide et bien cuivré, ambitieux et fouillé par un délire foutraque de saxophones en délire. On assiste là aussi à une merveilleuse envolée d’impro, ou si vous préférez, une échappée belle délibérée. Ils finissent leur B avec trous cuts à dominante folky. Cette femme chante comme une militante, on la sent animée d’une foi de pâté de foi. Et ça se termine avec un «Going Home» joué à la flûte de pan, et comme on dit, c’est de la bonne Baez.

    Robert Gordon passe aussi en revue les house-bands de Memphis, celui de Stax que tout le monde connaît, celui de Sun, les Little Green Men de Billy Lee Riley, avec Roland Janes et JM Van Eaton, et celui moins connu de Hi Records avec les trois frères Hodges, Teenie, Charles et Leroy.

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    Lee Baker rappelle qu’il a monté Moloch bien avant tout le bordel du heavy metal - We wanted to be loud, rockin’ rock and roll and offensive - C’est Don Nix qui les produit chez Ardent. - Moloch is a beastly-sounding blues-based swirl - C’est d’ailleurs Moloch qui enregistre pour la première fois le fameux «Going Down» de Don Nix, un Don Nix omniscient qui a l’idée du son - the Don Nix Don Nix Don Nix album - Producer : Don Nix, Arranger : Don Nix, Engineer : Don Nix. C’est ce qu’on peut lire sur la pochette. Et bien sûr, Don Nix signe tous les morceaux. L’album Moloch est réédité, on peut donc l’écouter tranquillement au coin de la cheminée. Dès «Helping Hard», on sent le souffle du heavy rock seventies, oh mama. C’est digne d’Atomic Rooster et typiquement hendrixien dans le traitement du groove. Lee Baker joue comme un démon. Et voilà le «Maverick Woman Blues» (que Mike Harrison reprend sur Rainbow Rider). Typique de l’époque avec le son bien rond et ils finissant l’A avec «She Looks Like An Angel», heavy blues cousu de fil blanc. Encore un artefact nixien avec «Gone Too Long», monté sur le riff de «Dust My Blues», pur jus de Memphis Sound car joué dans la désaille. Ainsi va ce disque, de heavy blues en bloogie rock, au fil du fleuve du temps. Tout est admirablement drivé, ces mecs savent gérer un groove et Lee Baker sait percer les lignes. Ils tapent «Mona» au heavy low-down de big bad stash. La prod rappelle celle de «Crosstown Traffic». Et avec «People Keep Talking», ils se prennent carrément pour Led Zep, car c’est chanté à la petite hurlette de Plantagenet. Don Nix ramène des sons très intéressants dans le boogie. Une cymbale savamment orientée swingue le boogie. Le pauvre Genz Wilkins se prend encore pour Robert Plant dans «I Can Think The Same Of You».

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    Et lorsqu’il aborde le chapitre Mud Boy, Robert Gordon devient intarissable : «Dickinson is a musical chemist balancing order and chaos, with the approach of an historian. Baker can unleash heroic guitar riffs because he spends all summer atop a tractor cutting grass.» Et il ajoute : «One could say that Mud Boy is the inheritor of the Memphis Country Blues Festivals.» Il poursuit en expliquant que Mud Boy n’a rien appris aux vieux bluesmen et que les vieux bluesmen ne leur ont pas appris grand chose. Il s’agissait plutôt d’une osmose. Le vecteur de cette osmose étant le verre de whisky. The language was the jelly lid over Furry’s shot glass. Et comme Dickinson, Charlie Freeman préférait le confort de l’anonymat et de la vie normale au bazar de la gloriole. Oui, ça semble idiot, dit ainsi, mais tous ces gens ont le génie de la modestie, ce qui fait d’eux des héros de l’underground. Jerry Wexler laisse un bel épitaphe concernant les Dixie Flyers : «For a while, the Dixie Flyers were flying high. I didn’t know that they were doing everything in the drugstore, but I did know they were some wild motherfuckers... I should’ve known there never were enough projects to keep a house rhythm section working steadily. My conception - to import and keep a cohesive group - was naive.»

    Puis Robert Gordon attaque le chapitre Alex Chilton, devenu superstar à seize ans, a brillant pop individualist à 21 ans et trois ans plus tard, il ne parvient pas à terminer Big Star 3rd que tout le monde considère aujourd’hui comme un masterwork. L’histoire de Big Star est typique de Memphis : c’est un groupe complètement hors normes. Quand Chris Bell et Alex Chiton décident de monter le groupe, ils se prennent pour Lennon et McCartney. Le pire, c’est qu’ils en ont les moyens. Et puisqu’on est chez les surdoués, on peut aussi citer Richard Rosebrough qui travaillait chez Ardent : «J’aimerais dire que j’ai trois mentors : John Fry qui m’a appris à enregistrer, Jim Dickinson qui m’a appris à choisir le bon moment pour enregistrer, et Sam Phillips qui m’a appris à rendre une séance d’enregistrement intéressante.»

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    Il est essentiel pour tout amateur de Memphis Beat d’écouter l’album solo de Chris Bell, I Am The Cosmos. Car oui, quelle merveille ! Bell sonne les cloches. Bell fait du Big Star sans Alex, il excelle dans cette petite pop exacerbée d’arpèges de clairette et de yeah yeah yeah, il développe un super pouvoir lucratif de haute transparence. C’est éblouissant de pur jus. Il fond son son dans l’azur immaculé, il va même beaucoup trop loin et pousse ses yeah yeah yeah du haut de la montagne - I’d really see you again - Big Bell sound ! On croise plus loin un titre aussi pur, «You And Your Sister», avec Alex en background. C’est enregistré chez Ardent. Quasiment tout le reste est enregistré au château d’Hérouville. L’autre énormité s’appelle «Make A Scene», big rumble de Memphis sound. C’est gorgé d’espoir et si magnifique. Il faut suivre ce Bell à la trace, il est doué d’un don de Dieu. «I Got Kinda Lost» est aussi enregistré à Memphis. On croirait entendre les Byrds, c’est dire si Bell est bon. Il est capable de miracles. Il y va de bon cœur, il ne craint ni la mort ni le diable. Quelle espèce de puissance est-ce donc que la sienne ? Dickinson joue du piano sur «Fight At The Table», il est important de le noter. Retour au Big Star sound avec «I Don’t Know». Bell fait du pur jus et il pourrait bien être l’âme de Big Star. Saluons aussi «Get Away», encore du pur Big Star sound, battu à la folie et qui bascule dans la beatlemania. Il ne laisse décidément aucune chance au hasard.

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    Le fameux bootleg Dusted In Memphis est une sorte de passage obligé. Dans ses liner notes, Ray Fortuna explique qu’Alex cherchait à l’époque à écrire the perfect pop song pour la détruire ensuite. Mais il rappelle aussi que les gens qui l’accompagnent sont des highly gifted professionals. Ce qui conduit l’infortuné Fortuna à penser que la démarche chiltonienne telle que nous la restitue ce boot vaut bien Dada. Bien vu, Ray. Alors boot Dada ? Non, pas vraiment. Trop américain pour être Dada. Souvenons-nous : Dada New York, c’est Duchamp. Un import. Impair et passe. Tout cela n’enlève rien au talent d’Alex : en B, on tombe sur une absolue merveille, «She Might Look My Way», l’une des fameuses démos Elektra. Enregistrée à New York en 1978, cette belle pop tourbillonnaire tourne à l’enchantement. On se régale aussi d’un «Walking Dead» enregistré à Memphis en 1975. Quelle douce désaille ! Les punks ne feront jamais mieux. Ray Fortuna cite Dickinson, l’un de acteurs majeurs du so-called Memphis Dada : «Sometimes there was somebody in the control room and a lot of times there was nobody there.» Des quatre faces, la B est la plus consistante, car enregistrée dans un club new-yorkais. Une version de «Little Fisky» passe comme une lettre à la poste. Même chose pour «Window’s Motel», on retrouve ce son qu’on aime bien, le Memphis Sound, une déglingue de swing traversé par des gimmicks de fulgure. Cette B mirifique s’achève sur une imprenable version de «No More The Moon Shines On Lorena». Section rythmique minimaliste et bourrée de swing, un brin de piano et un killer solo flash : il y a là de quoi rendre un homme heureux. Mais le sommet du boot se trouve en D : l’infamous KUT Radio Show d’Austin, en 1978. Alex joue en solo et se débarrasse comme il peut des questions à la con que lui pose le speaker sur Big Star et les Box Tops. Alex se dit homosexuel puis onlysexuel, il fait sa provoc, on le sent excédé, alors il attaque son fameux «Riding Though The Reich», puis enchaîne avec une version délirante de «The Lion Sleeps Tonight» en ululant à la lune. Pour le coup, ça tourne à l’Austin Dada ! Les pontes de l’histoire de l’art vont s’arracher les cheveux. S’ensuit une version qu’il faut bien qualifier de magique de «No More The Moon Shines On Lorena», et la fille qui accompagne Alex déraille complètement - Baby’s on fire ! s’esclaffe Alex qui visiblement s’amuse bien, mais attention, ce n’est pas terminé, le voilà au cœur du sujet avec «Waltz Across Texas», fantastique coup de kitsch qu’il enchaîne avec «Lili Marleen». Il chante cette magnifique rengaine avec un talent fou et désordonné - It’s you Lili Marleen - et il termine en rendant un superbe hommage à ses amis new-yorkais les Cramps avec «The Way I Walk».

    Quand Dickinson accepte de produire le troisième album de Big Star, il est dans une mauvaise passe : son meilleur ami Charlie Freeman vient de casser sa pipe suite à une overdose et il vient de se fâcher avec Dan Penn pendant le mix du fameux deuxième album jamais paru, Emmett The Singing Ranger Live In The Woods. Il a donc une revanche à prendre sur Dan qui avait produit les Box Tops. Selon Robert Gordon, l’enregistrement de Big Star 3rd fut un épisode assez malsain. Dickinson raconte qu’Alex et lui rigolaient ouvertement pendant qu’un mec jouait de la stand-up. Steve Cropper accepta de jouer dix minutes sur «Femme Fatale», mais pas davantage - He thought this was scary evil shit - Quand Dickinson envoie la bande de Big Star 3rd chez Jerry Wexler, celui-ci l’appelle pour lui dire : «Baby, that tape you sent me makes me very uncomfortable.» À l’époque personne ne veut de Big Star. Dickinson et John Fry tapent à toutes les portes. Écœuré, John Fry jette l’éponge et met son studio en vente. Mais les acquéreurs ne parviennent pas à honorer leurs engagements et Fry récupère miraculeusement son studio peu de temps après. Tout est examiné dans la détail au chapitre Alex.

    Bien sûr, lorsqu’Alex découvre que les Cramps jouent du rockab à contre-courant des modes et notamment du punk rock, il est fasciné - Such a renegade spirit was a natural attraction for Chilton - Robert Gordon rappelle que Flies is an épitome of Memphis music - a complete rejection of the industry norm. It is sloppy, often indecipherable, and very very alive. Pour Gordon, Flies, c’est du Dewey Phillips - Among the sources for Flies are the Greenbriar Boys’ bluegrass, the Long Island vocal group the Belltones and the Carter Family’s interpretations of a slave song. If that’s not a likely Dewey Phillips set, I don’t know what it is - Et Randall Lyon qui a filmé les séances d’enregistrement indique que Flies a presque réussi à anéantir tout le gratin de l’underground de Memphis - It was an horrible experience from beginnig to end (...) The music was so heavy. Chris Bell died while Alex was working on that record and Flies to me is the end of the whole ChrisBell/Alex freakout.

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    Bosser avec les Cramps, ça laisse forcément des traces. Alex a de nouvelles idées de son. Il fait appel à son vieux mentor Dickinson pour produire Like Flies On Sherbert (qui devait au début s’appeler Like Flies On Shit). Cet album sonne comme la suite de Big Star, car on y trouve quelques énormités fatales comme «Hey Little Child», petite pièce de garage d’excellence impartie et joliment tapée - Hey ! - On croit entendre du Sonny & Cher, c’est monté sur un beau bien rebondi et Dickinson fait monter la basse dans le son - Hey ! - On sent bien qu’ils s’amusent comme des fous dans le studio. L’autre monstruosité, c’est le morceau titre qu’on trouve en B. Il s’agit là de la chanson la plus barrée du Deep South. Alex chante vraiment à la désaille, c’est stupéfiant de densité et fort en teneur de laid-back. Véritable coup de génie pour Alex et Jim. Oh mais on trouve d’autres pépites sur ce disque infernal, comme par exemple «Boogie Shoes», à l’image de la déglingue du studio et de son parquet jonché de mégots. Muddy as hell, joué au hasard des condoléances, gratté à la bonne franquette, ça bat comme ça peut, on est à Memphis, Sugar babe, et le chaos y est différent. L’air et l’énergie aussi. Il y a quelque chose de dévertébré dans le son, ça pianote dans un coin et ça chante au réveil, mah, mah mah. Pareil pour «My Rival», le boogie-rock le plus laid-back de l’histoire. Alex traînasse dans la mélasse et il place ici et là des petits guitar licks à la Keef. Tout est savamment faisandé sur ce disque. Encore du sacré bon rock de Deep South avec «Hook Or Crook», joué à la revoyure et sans attache particulière, et un chant terriblement décalé du micro. Alex claque ça dans un coin et ça joue là-bas, de l’autre côté, dans la cuisine. On a là une sorte d’Americana perdue dans le plus bel écho du temps d’avant. Franchement, c’est joué au plus profond du studio, c’est du rock d’Ardent et décade après décade, la descente reste d’une beauté qui ne se fane pas. Dickinson semble au somment de son art. Si avec ça on n’a pas encore compris que cet homme est un génie, c’est qu’il y a un problème. On retrouve cette ambiance de jam informelle dans «I’ve Had It» et nos deux cocos basculent dans le délire complet avec «Rock Hard» : le cut se limite au seul tatapoum et Alex gratte une corde de guitare à l’ongle sec, juste sous le boisseau. On retrouve le foutraque du Memphis Sound dans «Alligator Man», ça claque dans tous les coins, encore un modèle du genre.

    Dickinson est certainement le mieux placé pour donner une définition du fameux Memphis sound : «The Memphis sound is something that’s produced by a group of social misfits in a dark room in the middle of the night. It’s not committees, it’s not bankers, not disc jockeys. Every attempt to organize the Memphis music community has been a failure.» On a l’illustration de ce propos dans Stranded In Canton, le film culte de Bill Eggleston.

    Robert Gordon boucle son panorama avec des pages fascinantes sur la relève : les débuts de Tav Falco, puis quelques clins d’œil de poids aux Hellcats et aux Country Rockers qui comme par hasard ont vu leurs disques paraître sur New Rose - comme d’ailleurs tout ce qu’a pu enregistrer Dickinson. Étrange phénomène que ce désintérêt des labels américains pour une scène aussi riche. Alors encore une fois, merci Patrick Mathé.

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    Merci pour le Free Range Chicken des Country Rockers paru en 1988. On les voit tous les trois sur la pochette, avec pépé Gaius Ringo Markham au premier plan. On note aussi la présence de Misty (tambourine) dans les crédits. Et ça démarre en force avec le swing parfait d’«Arkansas Twist». Ils jouent ça dans les arcanes du temple. Quelle fantastique leçon de rockabilly, son clair et swing de slap, oh boy et pépé Ringo nous bat ça sec sous le manteau. Ils enchaînent avec une reprise du fameux «Mona Lisa» rendu célèbre par Carl Mann. On est chez Doug Easley, alors quel son, my son ! Ils passent au jazz avec «Stomping At The Savoy». Ambiance à la Django et plus loin, ils tapent dans le fameux «Rockin’ Daddy» au pur jus de Memphis Sound. En B, ils vont chercher le vieux «Pistol Packing Mama» pour en proposer une version joyeuse et bien vivante. Rien à voir avec Gene Vincent. Retour au rockab avec «Love A Rama». Ils tiennent vraiment le haut du pavé, leur rockab vaut tout l’or du monde. Et pour l’anecdote, pépé Ringo prend le lead sur «My Happiness». Il ne chante pas très juste et fait un peu mal aux oreilles. Par contre, l’amateur de trash va pouvoir se régaler. Il existe un autre album des Country Rockers intitulé Cypress Room et doté d’une belle pochette, mais ce sont quasiment les mêmes titres.

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    Robert Gordon évoque aussi Lorette Velvette, qui fait comme Alex l’objet d’un chapitre à part.

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    Puisqu’on est dans l’underground de ces dames, il est intéressant de se pencher sur le cas des Klitz. Il existe quelques bricoles accessibles, comme ce Live At The Well. On croit entendre les Babes In Toyland, tellement c’est mal chanté. Leur «TV Set» est trop bruyant, trop mal contrôlé, on dirait que c’est voulu. Joli choix de covers, en attendant, puisqu’elles tapent dans le «Funtime» d’Iggy. Par contre, elles changent de registre avec «Noel Motel», un shoot de heavy pop de power pop joué à la fabuleuse énergie et chanté à l’ingénue libertine, avec un flavour très particulier, soutenu au piano de bastringue. Avec «Couldn’t Be Bothered» on passe au vrai son, à l’EP Sounds Of Memphis 78. Tout cela vaut pour acquis. «Two Chords» sonne très typique de l’époque, two chords, three chords, one chord ! Elles passent au beat tribal pour «Head Up». Celle qui tape y va de bon cœur. C’est gueulé, bien gueulé, admirablement gueulé. Elles jouent leur va-tout avec l’«Hook Or Crook» d’Alex. Dommage que la chanteuse soit obligée de gueuler par dessus les toits.

    Dans cet infernal chapitre de fin, Futher Reading, Watching and Listening, Robert Gordon renvoie sur des tas de disques tous plus intéressants les uns que les autres.

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    L’ouvrage s’accompagne d’une compile qui porte le même nom, It Came From Memphis. C’est sans doute le meilleur moyen de donner envie aux lecteurs de creuser, car comment peut-on résister au souffle du «Money Talks» de Mud Boy & The Neutrons ? C’est impossible. Quel incredible blast ! C’est l’une des pires fournaises de l’histoire de l’humanité, tout est poundé dans l’oss de l’ass avec un Dickinson qui chante au raw et derrière lui, les accords frisent la stoogerie. La grande force de Robert Gordon est d’avoir su mettre en valeur le Memphis Blues qui est la racine du Memphis Beat. Il ramène le plus primitif des Memphis cats, Moses Williams avec «Which Way Did My Baby Go». C’est plus que primitif, c’est carrément africain. Il ne peut rien exister de plus primitif en Amérique. On ne sait pas sur quoi il gratte. Il gratte sur rien. On croise des noms connus comme Sid Selvidge et Furry Lewis, mais aussi des inconnus extraordinaires, comme par exemple Flash & The Memphis Casuals avec «Uptight Tonigh». On ne sait pas d’où ça sort, mais quelle énergie ! Dickinson gratte sa gratte là-dessus. Même chose avec The Avengers et «Batarang», on tombe ici dans la psychedelia d’Ardent, avec Terry Manning à l’orgue. Lee Baker et Dickinson grattent leurs grattes dans cet enfer. Restons dans cette mythologie de l’underground avec Cliff Jackson & Jellean Delk With The Naturals et «Frank This Is It», produit par Jerry Phillips et Teddy Paige. Bien sûr, Teddy joue le groove et il place un solo du diable sur cette merveille mythologique. Dickinson revient jouer de la gratte avec Drive In Danny sur «Rocket Ship Rocket Ship». C’est tellement weird qu’on reconnaît Dickinson qui se fait appeler ici Captain Memphis. On croise aussi Jessie Mae Hemphill avec «She Wolf». C’est le Memphis Beat à l’état le plus pur. Tout le génie compilatoire de Robert Gordon, c’est d’avoir choisi «She Wolf». Le «Wet Bar» du Panther Burns Ross Johnson est weird as fuck. Quant à Lesa Aldridge, la poule d’Alex Chilton, elle est complètement pétée. Chilton l’accompagne et Dickinson bat le beurre. Ils font n’importe quoi. Ça fait partie du mythe de Memphis. Et pouf tout explose à nouveau avec Otha Turner’s Rising Star Fife & Drum Corps et «Glory Hallelujah». C’est tellement ancien que Dickinson fait remonter ça à Dionysos. Bon les gars, laissez tomber Metallica et écoutez Otha, ça vous fera du bien. Un brin d’antiquité, ça vaut tout l’or du monde. Robert Gordon ramène aussi Moloch dans sa compile avec «Cocaine Katy», ce qui donne un avant goût du son psychédélique de Lee Baker et puis voici Lorette Velvette avec «Oh How It Rained», la petite reine du rodéo, pur jus de Memphis underground. Elle a la main sûre et Lee Baker l’accompagne. Et tout ceci s’achève avec Big Ass Truck («I’m A Ram», énergie considérable, sur les traces des MGs avec le fils de Sid Selvidge à la guitare) et puis William Eggleston joue une sélection de sa Symphonie #4 au piano.

    Robert Gordon, c’est du délire. Il cite encore des tonnes de choses en référence et bien sûr il existe un volume 2 d’It Came From Memphis, et même un volume annexe sur lesquels on reviendra, c’est certain.

    Signé : Cazengler, Robert Gourdin

    Robert Gordon. It Came From Memphis. Pocket Books 1995

    Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

    Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

    Packy Axton. Late Late Party. 1965-67. Light In The Attic 2011

    Steve Cropper. With A Little Help From My Friends. Volt 1969

    Sid Selvidge. Waiting For A Train. Peabody 1982

    Insect Trust. The Insect Trust. Capitol Records 1968

    Moloch. Moloch. Enterprise 1969

    Chris Bell. I Am The Cosmos. Rykodisc 1992

    Alex Chilton. Dusted In Memphis. Bankok Productions 2016

    Alex Chilton. Like Flies On Sherbert. Peabody 1979

    Country Rockers. Free Range Chicken. New Rose Records 1988

    Country Rockers. Cypress Room. New Rose Records 1990

    Klitz. Live At The Well/ Sound Of Memphis 78. Not On Label

    It Came From Memphis. Upstarts Sounds 1995

     

    Yard Act Sud

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    Au moment où nous sortîmes du métro, un phénomène surnaturel se produisit : dans l’extraordinaire clameur d’un crépuscule toulousain apparut l’image de Gildas. Ce petit carré de lumière jaune fiché au sommet d’une tour de béton semblait guetter notre venue, comme l’œil d’un cyclope. C’était d’autant plus spectaculaire que la silhouette du bâtiment commençait à se fondre dans les ténèbres. On ne pouvait interpréter ce phénomène que d’une seule façon : un clin d’œil surnaturel. L’image disparût au profit d’une autre car elle faisait partie d’un roulement de programmation, et il fallut attendre son retour quelques minutes plus tard pour s’extasier de nouveau. La silhouette de la tour cubique appartenait au Métronum, un complexe culturel qui organisait en plus d’un concert une petite exposition consacrée à Gildas et au livre dans lequel il raconte sa vie. La soirée se présentait donc sous les meilleures auspices. Rien de tel qu’une apparition surnaturelle pour embraser l’imagination.

    Oh, il n’y avait pas grand monde à l’expo, mais il y eut des rencontres bougrement intéressantes, notamment celle d’un journaliste qui comme Gildas était originaire de Gourin, là-bas au bout du monde, à la frontière du Finistère. Merveilleuse coïncidence. Et comme si cela ne suffisait pas, Gildas nous envoya un troisième clin d’œil : les gens des Musicophages qui organisaient l’expo eurent l’idée de diffuser en fond sonore le fameux Dig t! Radio Show du 16 janvier 2020, et donc, entre deux rasades de Stooges et de MC5, nous pûmes entendre cette voix si particulière à laquelle nous étions tellement habitués. On ne peut pas imaginer plus belle évidence d’une présence surnaturelle. Fort heureusement, nous avons des témoins.

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    Et le concert ? En tête d’affiche se produisait un groupe anglais originaire de Leeds, Yard Act, à propos duquel nous n’avions aucune info. Il n’existait pas non plus de disk, leur premier album étant encore à paraître. Nous apprîmes cependant en discutant avec le journaliste de Gourin qu’ils pratiquaient le spoken word et ça nous fit redouter le pire. Visiblement Yard Act entrait dans cette nouvelle génération de groupes anglais à cheval sur le post-punk et le hip hop, et dont le modèle le plus connu est sans doute Sleaford Mods qui furent têtes d’affiche du dernier festival de Binic et dont nous n’avons rien vu, puisqu’à aucun moment nous n’avions avec Gildas envisagé l’hypothèse d’aller les voir sur scène, occupés que nous étions à nous schtroumpher dans les grandes largeurs. Le journaliste de Gourin rapprochait aussi Yard Act des Idles, pour l’aspect socialement engagé de leurs textes. Il semble que la société anglaise soit bien plus mal en point que la française et que ce phénomène de dégradation sociale soit devenu irréversible. Certaines classes sociales sont depuis quarante ans définitivement condamnées et c’est dans ce purin dégératif que fleurit le nouveau rock anglais.

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    Chacun sait que les chansons à textes - en anglais - demandent un niveau d’attention soutenu, et c’est avec une certaine appréhension qu’on attendit le début du Yard show. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas de pire diction que celle des gens du Nord de l’Angleterre. On gardait de très mauvais souvenirs de voyages en auto-stop dans la région du Nord et de ces moments pénibles où on ne comprenait rien, mais vraiment rien, de ce que nous racontaient les gens qui nous ramassaient. Le bassiste et le batteur arrivèrent les premiers sur scène pour jouer une espèce de groove d’intro. Comme c’est le cas pour la grande majorité des musiciens anglais, le bassman avait vraiment fière allure. Puis est arrivé un étrange personnage.

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    Silhouette ronde, cheveux longs, moustache de hussard et Telecaster. Sa mise accentuait à outrance la rondeur ubuesque de sa silhouette, il portait un T-shirt noir et une sorte de très gros pantalon noir, on aurait dit un sac immense, ah quel cul, un gros froc comme en portent les clowns pour accentuer l’aspect caricatural de leur démarche. Il s’appelait forcément Ubu, guitariste pataphysique, membre honoraire de la satrapie Dac-o-Dac, et lorsqu’il se mit en mouvement, il incarna sous nos yeux ronds de stupeur le croisement illusoire d’une libellule et d’un pachyderme, sautant en l’air, doté comme par enchantement d’une incroyable vélocité, accentuant encore la disgrâce de ses gestes pour atteindre à l’envers de la grâce, il offrait le spectacle d’un phénomène encore plus surréaliste que l’apparition de Gildas dans le ciel, il était une sorte de Roy Estrada croisé avec Nijinski, une sorte de Bob Hite enfanté par Pina Bausch, il était la créature éléphantesque de rêve du rock moderne, wow, il y avait du Orson Welles en lui, du gros lard qui sait bouger, et il jouait sur sa Tele une sorte de funk ahurissant, qu’il érigeait comme une cathédrale sonique dans un monde de son invention. Allait-il faire le show à lui tout seul ? Ça paraissait évident. Il dansait à sa façon, comme dansent les gros, jouant avec la probité des probabilités, organisant l’anéantissement du nantissement, la boule de suif rockait comme Sancho Panza et on craignait que son gros bal de naze ne s’achève brutalement avec l’arrivée du chanteur. C’est exactement ce qui se produisit.

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    Le chanteur arriva sur scène vêtu d’un imper et portant des binocles. L’anti-rock star, comme Ubu. Au moins, le message était clair. Plutôt jeune, avec une réelle présence vocale, mais rien de plus. Il se livra en effet à quelques belles échappées belles de spoken word qu’il accompagnait d’une gestuelle de hip-hopper bien martelée. Il cadrait parfaitement avec son temps. Il fallut attendre quelques cuts avant de voir Ubu reprendre son ballet grotesque et génial à la fois. Il se savait bon, alors il pouvait s’ingénier à mal danser, au fond ça n’avait pas d’importance.

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    Il est probable que ces petits mecs de Leeds feront parler d’eux. Il faut en tous les cas leur souhaiter un peu de succès. Pour l’instant, ni Mojo, ni Uncut, ni Shindig!, ni Record Collector n’ont encore parlé d’eux. Ubu s’appelle en réalité Sammy Robinson, l’excellent bassman Ryan Needham, le batteur qu’on ne voyait guère planqué derrière ses cymbales s’appelle George Townend et le binoclard de service James Smith. Ils n’ont pas joué très longtemps, car ils n’avaient pas beaucoup de morceaux.

    Signé : Cazengler, Jeanne d’Act

    Yard Act. Le Metronum. Toulouse (31). Le 19 novembre 2021

    Merci aux gens du Metronum pour la qualité de leur accueil, et bien sûr aux Musicophages pour leur soutien.

     

    L’avenir du rock

    - Ah Bains dis donc !

     

    L’avenir du rock est au pieu. Mais il n’est pas seul. À côté de lui sommeille la femme, c’est-à-dire l’avenir de l’homme. Le jour s’est levé. L’avenir du rock allume une clope. Comme dans les films de Claude Sautet, elle ouvre les yeux et lui sourit. Il tire une taffe.

    — Tu as bien dormi ?, demande-t-il d’une voix de velours.

    — Mmmmm... Comme un charme, murmure-t-elle. Qu’est-ce qu’on dort bien ici !

    Elle pose la main sur sa poitrine, en caresse les poils... Puis la main descend inexorablement.

    — Oh oh, monsieur est en forme..., insinue-t-elle d’une voix câline.

    — Monsieur est toujours en forme.

    Elle repousse le drap pour le caresser au grand jour. Il pousse un long soupir...

    — Je ne me lasse pas de tes caresses. Tu es vraiment la reine des coquines...

    — Que concoctent la coquine et le coq en pâte ?

    — Un coquet pacte de cock en pack !

    Décidément, l’avenir du rock et l’avenir de l’homme forment un joli couple. Refermons doucement la porte de la chambre pour leur restituer leur intimité et allons faire un petit tour en Alabama.

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    C’est en fouinant dans l’incroyable curriculum de Matt Patton (bassiste des Dexateens, des Drive-By Truckers, et producteur de Bette Smith, Alabama Slim, Dan Sartain, Jimbo Mathus et Tyler Keith) qu’on recroise le nom de Lee Bains III & The Glory Fires, un groupe basé à Birmingham, Alabama, jadis repéré par nos services : en effet, leur premier album sortait en 2012 sur l’Alive de Patrick Boissel, l’un des labels de référence en matière d’underground américain.

    Attention à cette scène alabamienne d’une grande fertilité et dont l’origine remonte à Muscle Shoals, Hank Williams et aux Louvin Brothers. On y trouve aussi The Immortal Lee County Killers de Chetley Cheetah Weise, Verbena, Shelby Lynne, Dan Sartain, St Paul & The Broken Bones et les Dexateens, dont fit partie Lee Bains.

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    C’est Jim Diamond qui produit There Is A Bomb In Gilead, le premier album de Lee Bains III & The Glory Fires. Ils portent bien leur nom les Glory Fires puisque l’album s’ouvre sur un véritable feu d’artifice : «Ain’t No Stranger». Nous voilà dans le Bains, ben dis donc ! Bon Bains d’accord ! Lee Bains sait lancer sa horde d’Alabamiens, il est dessus, c’est un chef né, sa façon de lancer l’assaut est une merveille et tout le monde s’écrase dans les fourrés avec des guitares killer. C’est exceptionnel de son, d’enthousiasme et d’envolée. Le problème, c’est que le suite de l’album n’est pas du tout au même niveau. On oserait même dire qu’on s’y ennuie. Ils ramènent pourtant des chœurs de Dolls dans «Centreville», ce qui les prédestine à régner sur l’underground alabamien, mais après le soufflé retombe. Plof ! Ils végètent dans une sorte de boogie rock sans conséquence sur l’avenir de l’humanité. Ils font du heavy revienzy de bonne bourre, comme les Gin Blossoms et tous ces groupes de country rock américain qui rêvent d’Americana, mais qui n’ont pas l’éclat. Avec «The Red Red Dirt Of Home», ils deviennent très middle of the road, c’est sans appel, le destin les envoie bouler dans les cordes, c’est trop country rock. Il ne se passe rien, comme dirait Dino Buzzati face au Désert des Tartares (attention, à ne pas confondre avec le fromage).

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    On reste dans les mains lourdes puisque c’est Tim Kerr qui produit Dereconstructed, paru sur Sub Pop en 2014. Dès «The Company Man», on est bluffé car les Bains développent une violence inexpugnable. Wow ! Et même deux fois wow ! Ils attaquent le rock à la racine des dents, ils te paffent dans les gencives. S’il fallait qualifier leur rock, on dirait in the face. C’est une horreur, une véritable exaction paramilitaire, toute la violence du rock est là, avec une voix qui te fixe dans le blanc des yeux, c’est d’une extravagance sonique qui dépasse les bornes. Alabama boom ! Ils font une autre flambée d’Alabama boomingale avec «Flags», c’est extrême, à se taper la tête dans le mur, tu ne peux pas échapper aux fous de Birmingham, Alabama. Oh mais ce n’est pas fini, tu as plein de choses encore sur cet album béni des dieux comme ce «The Kudzu & The Concrete» vite brûlant, viscéral, immanent, doté d’un power dont on n’a pas idée et d’un final apocalyptique, ça balaye même les Black Crowes d’un revers de main, alors t’as qu’à voir. Toutes les guitares sont de sortie sur «The Weeds Downtown», toutes les guitares dont on rêve, c’est une sorte de summum du paradis rock, foocking great dirait Mark E Smith, explosif dirait le grand Jules Bonnot. On reste dans la violence alabamienne avec «What’s Good & Gone», encore une fois bien claqué, plein de son, extrêmement chanté, au-delà du commun des mortels. Si ces mecs n’étaient pas basés en Alabama, on les prendrait pour des Vikings, à cause de leur power surnaturel, poignet d’acier, rock it hard, mais avec l’aplomb d’une hache de combat. Ils développent un genre nouveau qu’on va qualifier d’outta outing, si tu veux bien. Même leur morceau titre est ravagé par des fièvres de délinquance, une délinquance de la pire espèce, celle qui rampe sous la moquette pourrie de ton salon. On savait que Tim Kerr était un génie de l’humanité, alors on peut rajouter le nom de Lee Bains dans la liste. Il est là pour te casser la baraque, son «Burnpiles Swimming Holes» t’envoie rôtir en enfer sur fond de Diddley swagger, c’est à la fois violent et beau, Lee Bains multiplie les exploits. On s’effare encore de «Mississippi Bottom Land» et de l’excellence de sa présence, de l’indécence de sa pertinence, fuck, ces mecs ramènent tellement de son que ça gonfle le moral de l’avenir du rock à block. Grâce à Lee Bains dis donc, l’avenir du rock navigue au grand large et respire à pleins poumons.

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    D’album en album, Lee Bains monte dans la hiérarchie des héros. Les hits qui grouillent dans Youth Detention sont d’une rare intensité, notamment «Crooked Letters» qui flirte avec le génie pur. Cet album est une aventure extraordinaire et «Crooked Letters» en est le couronnement. C’est très heavy, très capiteux, joué aux arpèges délétères, les pires de tous. Là, tu prends des coups dans le ventre, avec ce cut, on atteint à l’impavidité des choses, ça vire à l’apocalypse, «Crooked Letters» prend feu au downtown, on n’avait encore jamais vu un cut prendre feu et l’all the crooked letters explose dans le ciel. Ce démon de Lee Bains revient rôder dans les vapes de son art et ça explose encore une fois, mais pour de vrai. Bains dis donc ! Ce mec sent bon la folie et le cramé de l’apocalypse. Retenez-bien son nom : Lee Bains. Le «Save My Life» qui referme la marche de l’album se présente comme un petit country rock malveillant qui ne rêve que d’une chose : casser la baraque, alors il faut le laisser faire. C’est un genre nouveau. Lee Bains est bien plus puissant que les Stones ne l’ont jamais été. Save my life font les chœurs, les mecs sont dans la démesure - Tell me it’s only rock’n’roll/ Save my life ! - Stupéfiant ! Ils démarrent l’album avec un «Breakin’ Down» fracassé d’avance. Ça prend feu au moindre retour de manivelle. Ils sont en permanence au bord de l’orgasme, ils sont bien plus forts que le Roquefort, t’as pas idée. Ça grouille de son, comme la paillasse d’un bagnard grouille de poux. Lee Bains sonne comme un délinquant. Avec «Street Disorder», il passe sans crier gare au trash-punk. Ils ont tellement de son que c’est est indécent. Et pas une seule photo du groupe dans le booklet ! Ils n’aiment pas qu’on les prenne en photo. Ce ne sont pas les Clash ! Ils sucrent leur folie - Oh sister/ Can you shout it out ? - Lee Bains est complètement fou - Oh Brother/ Can you write it out ? - Leur trash punk est d’une extrême violence, fini le country rock pépère du premier album, ils préfèrent aller exploser dans le ciel d’Alabama. Lee Bains est un wild screamer, qu’on se le dise. «Black & White Boys» est tout de suite embarqué en enfer, avec un beat solide, un tambourin et des accords en acier fondu. Fusion de rêve, c’est de la mad psyché coulée au creuset, le guitariste est un dangereux alchimiste, les Glory Fires sont plein d’aventures, d’esprit et de tambourins. Avec «Underneath The Sheets Of White Noise», ils fabriquent une machine de Jules Verne activée aux éclats psychédéliques. Ils ramènent du son à tous les coins de rue. Un cut comme «I Heard God», même très pop, s’en sortira car bien élevé par ses parents. Lee Bains a du power plein la culotte. Il tord sa serpillière au dessus du micro jusqu’à la dernière goutte de son. Back to the extrême violence avec «I Can Change». Les attaques de riffing ne pardonnent pas. C’est puissant et plein de mauvaises intentions, mais quelles épaules ! Lee Bains navigue au wouahhh de can’t change. Ils font là un trash-punk extrêmement émérite. On l’a dit, mais on le redit, l’album est très haut en couleurs, avec ses 17 titres, c’est en plus bardé de contenu, Lee Bains n’en finit plus de raconter des tas d’histoires, tout explose dans les refrains et il faut souvent se faire aider par le booklet car il a une fâcheuse tendance à avaler les syllabes et donc on rate des mots. Après t’es baisé, car il y a du débit. Le Yah d’ouverture en dit long que «Trying To Ride». Ces cul terreux d’Alabama sont les nouveaux barbares moderne. Les départs en solo sont atroces et le final demented en dit long sur leur état de santé mental. Quelle bande de cinglés fabuleux !

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    Petite déception avec leur dernier album paru en 2019, Live At The Nick. Comme d’autres grands groupes énergétique d’Alabama (on pense bien sûr aux Dexateens), les Bains s’épuisent et peinent à recharger leurs batteries. Ça démarre pourtant avec une beau «Sweet Disorder», bien énervé, avec un refrain d’envol garanti. On sent clairement l’envie d’en découdre à plates coutures. Sur toute l’A, ils restent sur un son à la Drive-By Truckers, sans surprise. En B, on retrouve le fameux «We Dare Defend Our Rights», ces mecs haranguent bien le rock, ils ne font pas dans la dentelle de Calais. Il y a ce mec derrière, Eric Wallace qui amène énormément d’eau au moulin d’Alphonse Bains, c’est un vrai puits d’hooks et de licks, il ne vit que pour l’exaction guitaristique. Il profite de toutes les occasions pour se glisser dans la brèche. Avec «I Can Change», ils trempent dans la stoogerie, le Southern power télescope des forges de Detroit et cette belle aventure s’achève avec «Good Old Boy». Lee Bains est dans le discours. Il défend les born black, les born in Mexico, les born queer, il les défend tous, les Good old boys.

    Signé : Cazengler, dans le Bains jusqu’au cou

    Lee Bains III & The Glory Fires. There Is A Bomb In Gilead. Alive Records 2012

    Lee Bains III & The Glory Fires. Dereconstructed. Sub Pop 2014

    Lee Bains III & The Glory Fires. Youth Detention. Don Giovani Records 2017

    Lee Bains III & The Glory Fires. Live At The Nick. Don Giovani Records 2019

     

    Inside the goldmine

    Jeanette est une bête

    On n’en pouvait plus de la traîner partout avec nous. Dans les pirogues, dans les hayons à travers la jungle, dans les villages indiens, elle n’était pas méchante, c’est vrai. Elle se contentait de suivre le mouvement, elle goûtait à tous les plats et se mêlait toujours de ce qui ne la regardait pas. On ne comprenait d’ailleurs pas qu’elle ait pu enseigner à une époque de sa vie, en plus dans le circuit expérimental des écoles Freinet. Elle était toujours la première levée, à préparer le bivouac et à demander bêtement si on avait bien dormi, si on avait bien fait caca et si on voulait du thé alors qu’il n’y avait rien d’autre à boire. Comme elle était la grande sœur de mon âme sœur, elle tapait systématiquement l’incruste, quelle que fut la destination choisie dans le monde. On pensait que ce trip en forêt amazonienne allait l’effrayer, pas du tout, elle fut même la première à faire ses vaccins et à s’équiper d’une machette en arrivant à Cayenne. Contrairement à toutes les gonzesses, elle n’avait ni peur des serpents ni des mygales, elle leur courait après, même si on lui expliquait que ça ne servait à rien de les tuer. On rêvait de voir un caïman la choper pour nous débarrasser d’elle. Oui, c’était à ce point. Tous ceux qui ont subi l’épreuve des sangsues savent de quoi il en retourne. On donnerait n’importe quoi pour se débarrasser d’une sangsue. Et puis un soir, la providence s’en mêla. Nous traînions dans le ghetto brésilien, vers le fleuve, et décidâmes d’entrer dans le moins mal famé des bouges, histoire de goûter à l’exotisme local. Un vieil homme édenté coiffé d’un chapeau de paille complètement démantibulé nous accueillit, avec un sourire étrange. La peau de son visage parcheminé était couverte de tatouages, comme d’ailleurs ses bras. Il portait un marcel immonde. Il posa sur le bar branlant une bouteille de rhum blanc sans étiquette et une bouteille de sucre de canne. Il nous expliqua dans un mauvais français qu’on payait ce qu’on buvait. Nous nous servîmes de grands verres. Nous trinquâmes à la santé de Rackham et le temps s’arrêta brusquement. Nous étions tous les quatre paralysés du bulbe. Impossible de bouger. Impossible de prononcer le moindre mot. Il fallut attendre. Nous retrouvâmes nos esprits petit à petit, mais pas Jeanette qui depuis lors est restée muette. De ne plus l’entendre parler pour ne rien dire fut une délivrance.

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    Il existe une autre Jeanette qui n’a Dieu merci rien à voir avec la sangsue. Elle s’appelle Jeanette Jones et en 2016, Kent Soul qui est une filiale d’Ace proposait une petite compile intitulée Dreams All Come True. Dans ces cas là, on ne perd pas son temps à peser le pour et le contre, on court chez son disquaire, comme le disait si justement Paul Alessandrini en 1969 dans R&F. Comme on est sur Kent, c’est Alec Palao qui s’y colle et qui raconte comment Jeanette est allée en 1967 chanter dans un petit studio de San Francisco. Boom ! Ça démarre avec «Cut Loose», c’est-à-dire du Aretha à la puissance mille avec du heavy sound derrière et des chœurs de femmes sournoises, aw my gawd, c’est arrangé par H.B. Barnum, quelle rythmique, ils jouent à la sourde du power supremo, alors t’as qu’à voir !

    Comme Jeanette vient du gospel, elle fait forcément autorité. Elle chante le raw r’n’b d’«I’m Glad I Got Over You» avec la maturité d’une vieille jazzeuse, hey hey hey, elle se situe nettement au dessus de la mêlée, elle bénéficie du même instinct de chef de meute qu’Aretha, Jeanette est une louve, avec encore quelque chose de plus ferme dans le ton, c’est indéfinissable, on appelle ça un grain. Même puissance qu’Aretha mais grain différent : jouissif pour Aretha, bleu comme l’acier de Damas pour Jeanette. Mais au final, on a le même résultat : des frissons. Elle tape ensuite son «Jealous Moon» à la puissance seigneuriale, elle ne craint ni Dieu ni le diable, elle chante à pleine gorge et sa puissance nous réjouit, car franchement, elle dégage bien l’horizon. Et le son, derrière, quelle merveille, tout est fabuleusement dense, la rythmique, les chœurs et les cuivres, ça foisonne dans l’excellence d’une jungle, celle du Douanier Rousseau, bien entendu. Elle part à Broadway avec le morceau titre. Mais elle en a largement les moyens. Elle sait donner de la voix, pas de problème Jeanette, vas-y, ma poule, on est avec toi. C’est toujours un grand moment que de se retrouver juste derrière une chanteuse exceptionnelle. You clap your hands and you stomp your feet.

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    Bon la B est un tout petit peu moins dense, mais on ne va pas commencer à cracher dans la soupe. Jeanette a toujours été claire, elle ne souhaitait pas faire carrière, juste quelques singles parce que Leo Kulka insistait lourdement, lui disant qu’elle chantait bien. D’ailleurs Palao dit qu’elle était an enigma, c’est-à-dire une énigme. Elle ne voulait chanter que pour the Lord, pas question de chanter du secular material. Ça foutait Leo en pétard :

    — But Jeanette, you are the beast !

    Elle tente de nouveau le diable avec «Beat Someone Else’s Heart», cut de fantastique allure, puis elle attaque fermement son «Quittin’ The Blues». Elle irradie sa Soul avec un aplomb sidérant. Et puis, il y a aussi cette compo signée Goffin/Gold, «You’d Be Good For Me», gros popotin de San Francisco, mais rien n’y fait, Jeanette ne percera pas. Quand cinquante plus tard, Kulka en parle à Palao, il s’en lamente encore - He had been unable to make her more successful - Merci à Ace d’avoir racheté le catalogue Golden State Recorders.

    Signé : Cazengler, Jaunâtre Jones

    Jeanette Jones. Dreams All Come True. Kent Soul 2016

     

    P.O.G.O A GOGO

     

    NORMANDIE AND FIVE OTHER SONGS

    DISCORDENSE

    ( P.O.G.O Records 158 / 28 – 11 – 2021 )

     

    Bien sûr que la discorde doit être dense si l'on ne veut pas qu'elle ressemble à une querelle de bambins en cours de récréation toutefois en regardant la pochette du premier opus du groupe dont les deux titres se retrouvent remixés sur cet EP, une nouvelle étymologie s'impose. En effet elle représente six vues de la danseuse Isadora Duncan, prises par Eadwear Muybridge. Discordense ou discordance, est-il obligatoire de choisir. Si le mot discordance contient le mot ( anglais ) dance, il est aussi un terme qui évoque la dysharmonie musicale, et un terme psychiatrique associé à la notion de schizophrénie... Tout cela nous amène à penser que la musique de Discordense risque de ne pas être un long fleuve tranquille. Quant à Isadora Duncan n'a-t-elle pas révolutionné le ballet académique du dix-neuvième siècle en profilant les bases de la danse contemporaine. A l'ouïe de cette rondelle sonore les tympans délicats risquent de répondre non !

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    Normandie : pont de fer en couverture, modèle de ceux que construisirent les américains pour assurer l'avancée des troupes alliées lors du débarquement sur les côtes normandes... frotti-frotta caractéristique du brouillage par les allemands des émissions de radio diffusées depuis l'Angleterre, le motif reviendra tout au long du morceau, ensuite nous nous attendons à des bombardements et des éclats d'obus, mais non ce qui se met en place c'est l'imperturbabilité de la guerre qui s'approche, un trot de batterie toute sample que rien n'arrêtera, et une voix sans emphase qui énonce la peur des enfants terrorisés, pas de panique, pas de progression extraordinaire, juste une montée en impuissance de l'inéluctable catastrophe qui s'avance dans le ciel et à laquelle personne n'échappera. Glacial. F. W. C. : serait-ce une chanson d'amour puisque ces trois initiales correspondent à Female Water-Closet, à chacun ses illusions, toujours est-il que le rythme est plus allègre que le précédent, ira tout de même en s'accélérant, tout en vous laissant dans l'expectative, même si vous comprenez qu'en ce bas-monde le pire est toujours certain, pour bien vous l'enfoncer dans le crâne, sont trois au vocal, toute menace est d'autant plus forte qu'elle est insidieusement inévitable. I bought a gun : sempiternelle drum machine qui a pris le pouvoir, une intro type western ( ce n'est pas non plus Ennio Morricone ) disons que l'impression est plus expressive, le gars s'est acheté un gun il est prêt à s'en servir, à tirer dans le tas pour en finir avec ce monde d'esclaves agenouillés, une bande-son idéale pour le massacre de Colombine, ne plus passer le pont, passer à l'acte. Froid dans le dos. Cervelle givrée. Provide you : bruit de téléphone qui ne capte que l'émission tonalitaire de sa propre présence et vous vous demandez qui est à l'autre bout du fil, un bon gratté de basse pour vous réveiller, n'accusez pas la machine, c'est vous qui ne captez pas que le système vous cause à tous moments et que vous ne comprenez pas que big brother c'est vous qui ne vous interrogez jamais sur votre vie de consommateur asservi, yes vous êtes insensible à ces images d'horreur du monde dans lequel vous habitez, que vous zieutez sur vos écrans sans vous révolter, une espèce de grandiloquence lyrique dans ce morceau qui transcende le froid horrifique de la drum machine. Ventoline : confusion, un nuage sonore de gouttelettes d'un spray vous embrume le cerveau, une femme parle sa voix englobée dans un épais brouillard, z'êtes comme sous l'eau, vous ne recevez plus aucun message, l'incommunicabilité des êtres avec les autres et soi-même semble être un des leitmotives de Discordense, la musique de plus en plus violente écrase tout, rien ne vous sauvera de votre malaise généralisé, pas même le rock 'n' roll posé sur votre âme comme une enclume sur votre volonté de vivre. Les dernières secondes du morceau n'arrangent en rien la situation, le titre se termine comme il commencé. Mal. Headache : un cran au-dessus, une batteuse qui vous hache menu, arrêt brutal, vocal en évidence péremptoire et sans appel, paranoïa justifiée à tous les étages, coupé régulièrement par des averses mécaniques de haine envers soi-même, titre de manipulation mentale ou d'auto-manipulation maladive, ce n'est pas plus de votre faute que la souris blanche de laboratoire à qui l'on injecte le sida du chat, ce monde est sans pitié. Gondolations musicales, parfois l'orchestration est comme un pansement sur une jambe de bois bouffée par les termites, le vocal s'est tu, l'a compris qu'il peut ajouter tout ce qu'il veut mais que ça ne changera rien à l'affaire.

    Fortement déconseillé à ceux qui souffrent de tendances suicidaires. L'univers de Discordense n'incite pas à la résilience, l'est froid comme le cadavre de votre futur dans le cercueil que vous transportez sur votre dos. Quand j'ai vu que l'album ne comportait que cinq titres, j'ai tiqué, après écoute je leur donne raison, il est des médicaments dont il ne faut pas dépasser la dose prescrite. Quoique à la réflexion, abondance de biens ne nuit pas. Faites comme moi, surmontez l'épreuve, ce qui ne vous tue pas vous force à vivre les yeux fixés sur le néant de notre modernité... Position peu positive.

    Damie Chad.

    *

    Les romains disaient que deux augures ne pouvaient se regarder sans rire, surtout quand ils vérifiaient si les vols de corbeaux survenaient sur votre gauche ou sur votre droite. Plus tard, en 1946, les américains ont inventé Heckle et Jeckle deux pies bavardes stars d'un dessin animé, lorsque dans les années 80, il a fallu adapter la série pour les z'enfants sages de notre douce France, les pies sont devenues des corbeaux et ont été baptisées Heckel & Jeckel, première transmutation transgenre à laquelle à l'époque personne n'a prêté attention. Existerait-il une cause à effet, toujours est-il que quelques décennies plus tard sont apparus deux étranges volatiles dans le monde du rock, deux individus d'un type nouveau, à têtes de corbeaux, est-ce le glyphosate, le covid 19, ou le changement climatique, l'on ne sait pas, mais très vite l'on s'est aperçu que ces bestioles ébouriffantes se sont révélées particulièrement bruyantes... pour la plus grande joie des rockers. Comme par hasard P.O.G.O Records a installé un nichoir sur son balcon, depuis le mois d'août 2018, ils ont pondu dix œufs tout rond. Nous vous convions à gober les trois derniers, tout frais, tout tièdes...

    THIS WAR

    HECKELL & JECKEL

    ( P.O.G.O Records 153 / 30 – 12 – 2020 )

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    Sont dans l'expectative. Non, sur la carcasse rouillée d'un char. L'un n'empêche pas l'autre. La guerre pose-t-elle davantage de questions qu'elle n'en résout. Nos deux corbeaux seraient-ils de dangereux philosophes pacifistes. Si Bakounine ( le camarade vitamine ) a déclaré que : La passion de la destruction est en même temps une passion constructive, nos bessons corbacs n'ont pas l'air convaincus, restent dubitatifs devant les dommages collatéraux de cette noble pensée. L'on comprend leur perplexité, qu'on l'accepte ou qu'on le jette à terre notre monde est-il destiné à finir par une catastrophe. Le lecteur notera l'ambiguïté du titre, ce n'est pas la guerre en général ( notez que la guerre est souvent menée par des généraux ) mais cette guerre, serions-nous donc en guerre, contre qui ? Contre quoi. Je ne ne vois qu'une seule réponse. Contre nous.

    This is war : soyez modernes, ne vous contentez pas d'écouter avec vos oreilles, prenez-en plein les yeux avec l'Official Vidéo sur YT. L'on retrouve la scène de la couve, nos deux corvidés dans leur tank en mauvais état. Une jeune femme qui vous regarde bizarrement. Paraît un peu folle, remarquez qu'avec les sifflements qui lui vrillent les esgourdes, il y a de quoi, des espèces d'électro-chocs, petite rythmique binaire pas méchante pour un quart de caramel, trop fort pour elle, elle décolle d'elle-même n'est plus qu'un ectoplasme qui danse devant des images. Musique de plus en plus violente, se prend la tête entre les mains, notre ballerine tournoie sans fin sur le centre de gravité de son corps, chance extraordinaire derrière elle notre président bien-aimé dans son bureau élyséen nous prévient que nous sommes en guerre, et sur les images suivantes l'on se retrouve dans un camp de migrants avec toute la misère du monde qui leur colle aux basques, tout va très bien madame la Marquise, les chefs d'Etats réunis pour la photo de famille nous font un petit signe de la main, c'est sympathique, la musique l'est beaucoup moins, de plus en plus forte, ils ouvrent leur grand bec et coassent en traînant sur les syllabes, c'est là que l'on se rend compte que ce n'est pas l'adagio d'Albinoni, les images deviennent plus réjouissantes, nous voici à Paris ville lumière, pas de tour Eiffel mais ses CRS qui chargent, ses valeureux black blocs qui contre-chargent, cela nous rappelle de joyeux souvenirs de manifestations, des voitures flambent et les banques suppôts du Kapital passent de mauvais quart-d'heures, drapeaux noirs et cocktails molotovs, notre danseuse s'hystérise elle hurle, l'on n'entend rien, le ramage des corbeaux s'amplifie, la voici maintenant qui s'agite au bas d'un monstrueux radar chargé de défendre l'Occident, changement de climat, retour de la petite brise binaire, l'est drapée dans une robe blanche virginale, ce n'est qu'un rêve, trente secondes de répit dans la fureur du monde. L'enfer sonore et les scènes d'émeute reprennent. Retour à la case départ en chair et en os devant la carcasse du blindé. Notre égérie se voile de sa chevelure le visage , Heckel et Jecckel se postent à ses côtés en signe d'assentiment. Noir total l'on ne voit plus que les mains blanches de notre danseuse au-dessus des volcans. Scratchs de fin... Stoner lobotomi + Waterglass : redémarrent à fond les bruissements, essayez d'amplifier les reptations d'un anaconda de douze mètres de long qui force le passage du tout à l'égout vers le conduit de votre baignoire, maintenant ils tapent comme des sourds pour vous entailler l'occiput, un, deux, trois, quatre c'est parti pour l'opération de décervelage, ils y vont, marchent à la baguette, chantent a capella tous en chœur, respectent la parité sexe fort-sexe faible, pardon monsieur-madame, corbeau-corbelle pour respecter la couleur locale, ils sont prêts on ne sait pas à quoi, mais ils le sont, jouent à reprise-reprise vocale, au ping-pong total, s 'amusent un peu à chat africain, ça s'appelle un tigre, illico la musique rugit et abat méthodiquement les herbes hautes de la savane, rajoutent une couche au millefeuille sonore, stop remplissent goutte à goutte le verre à moitié plein, à moins que ce ne soi celui à moitié vide, un zozial traverse le studio, un gros caïman s'avance en rampant, le suspense est à son comble, au bruit qu'ils font on se dit que l'enfer de la jungle ressemble à celui de la ville, question subsidiaire quel est le plus inquiétant, pas de réponse si ce n'est des grincements inopportuns remplacés par un doux frôlement de cymbales qui prélude à un paysage ensoleillé, profitez-en pour vous délasser la machine est rebranchée et le morceau se termine. : ce n'est rien, enfin presque des bruits bizarres suivis d'une belle progression harmonique, la tension monte, ce bruit lourd serait-il le pas pesant d'un éléphant, la musique s'amuse à l'harmonie imitative, re-cliquettement de cymbale, z'adorent ce gimmick, z'introduisent de belles sonorités parfaites pour vous mettre à l'aise, attention de grandes claques froufroutantes vous smackent des bisous sur les joues, le rouleau compresseur terminal aplatit le tout. Don't be afraid of it : n'ayez pas peur le genre d'interjections qui vous foutent mal à l'aise, jeu de vocal de cornichons, ensuite y plongent le fer à repasser dedans, jouent à un jeu de patience, le premier qui rira ira s'encastrer sous dix tonnes de ferraille. Terminé, les survivants descendent. Pas de pitié pour les éclopés. So many things on my mind : le pire c'est que parfois il y a trop d'esprit dans les choses, z'ont beau les corbeaux les tordre pour leur couper le cou sous des coups de tambour, on les entend se révolter et crier, alors ils les couvrent de leur mélodie, au milieu vous croyez entendre un disque des Beatles, hop ils se dépêchent d'allumer le mixeur à œufs durs avec coquille de granit pour que vous ne vous en aperceviez pas, bruit de train de marchandise emmené sur une voie de garage. Welcome in Crow-Crasti-Nation : ah ! Ah ! Un texte politique, la nation des Corbeaux est en état de procrastination avancée, ça ronronne dur, un long moment, la nation semble avoir du mal à se former, c'est parti ! Le train du futur est en route, il s'ébranlent doucement et sûrement, hélas il s'éloigne encore dans l'avenir et les voyageurs se penchent aux fenêtres pour vous donner rendez-vous à plus tard. We wish you a merry nothing : les promesses n'engagent que ceux qui y croient, ici elles vous piétinent de leurs brodequins de fer, c'est le rock 'n'roll godillot qui tressaute sur vos viscères étalées sur le sol, vous avez une grosse caisse qui n'arrête pas d'interrompre la tuerie pour qu'elle reprenne en plus sanglante. Rock'n'roll destroy. Heart cries, the person cries: vous avez eu le rock, voici le blues noise, c'est lourd comme du thon en boîte, z'accumulent les bottes d'arpèges tapageuses pour vous faire ressentir le poids du chagrin, de la coulure de larmes dans les tubulures, enfin c'est le grand jeu, le déchirement du larynx et la musique catafalque des peines perdues. Too fool you die : pas de répit pas de halte-pipi, le blues débouche dans le rock comme le Mississippi dans le Delta, sur ces trois derniers titres les Corbeaux s'envolent pour la patrie lointaine du old and good rock 'n' roll.

    L'ensemble manque un peu d'unité. Un bel album mais il manque le concept dirait Hegel.

    ETA BESTEAK

    HECKEL & JECKEL

    ( P.O.G.O Records 159 / 04 – 09 – 2021 )

    Tiens dans leur magma sonore maintenant ils criaillent en kobaïen, non d'un cheval-jupon, c'est du basque, ne sont pas originaires des Landes pour rien, ne confondez pas état et ETA et cétéra...

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    Surtout ne vous fiez pas à la couve. Vous ne comprendriez pas. C'est le petit frère qui leur a ramené tout fier un gribouillage du CP penserez-vous, tout attendri vous hausserez les épaules en souriant. Déjà vous avez dû vous procurez une méthode Assimil et maintenant Bandcamp vous signale une vidéo sur YT, n'hésitez pas Bandcamp vous ment, effrontément, une vidéo, vous voulez rire, un chef-d'œuvre. Pas de crainte les trois titres y sont dessus.

    La vidéo de This is war chroniquée ci-dessus est sympathique. Mais avec cet opus intitulé Sarbalakio c'est toute autre chose. This is war ce sont des images pertinentes avec une idée de mise en scène efficace. En gros ce n'est que la reproduction de notre réalité sociale, ici c'est du cinéma. Je n'ai pas dit un blockbuster. Pour me faire mieux entendre, j'utiliserai l'expression l'art cinématographique. Tout simple un groupe qui joue trois morceaux. Ce n'est pas le plus original. Je crois que YT vous en propose un lot de dix-huit millions. Faut qu'il y ait un rapport de congruence formelle entre la chose qui est filmée et la manière dont elle est filmée. Pour être plus précis entre la chose filmée et la manière dont elle apparaît sur le support technique qui lui permet d'être vue, pour faire simple entre la chose et son image, cette dernière n'est pas un reflet – sans quoi elle n'offre qu'un intérêt documentaire – mais une re-création à part entière de l'apparence de la chose.

    Sarbalakio est prodigieux, s'est imposé à moi la vision de Nosferatu le vampire de Murnau. Laissez tomber l'attirail et le pittoresque vampiriques du magicien Murnau, contentez-vous de l'épure esthétique qui relie le blanc et noir de la pellicule à la noirceur du sujet révélé par l'incandescence de la blancheur matricielle qui renforce l'opacité des formes sombres qui se détachent sur l'écran, c'est à cette condensation pratiquement alphabétique entre le fond musical et sa forme imagée qu'est parvenu le réalisateur ( inconnu ) de cette vidéo.

    Que voyons-nous ? D'abord une musique ce qui tombe bien puisqu'il s'agit d'un clip musical, ce qui ne signifie pas que la musique débute avant l'image, mais que c'est la musique qui vous conduit à l'image. Car au début vous avez du mal à visualiser, ça bouge dans tous les sens, d'abord le chanteur, ensuite l'image qui n'est pas immobile, ce n'est pas que celui qui tient la caméra est victime de la maladie de Parkinson, c'est que l'image est assaillie par des effets d'image, un peu comme si le support de l'image était une gélatine mouvante obligée de reproduire la fixité du réel par un dessin incapable de rester immobile.

    Lorsque votre œil – non vous n'êtes pas borgne, j'évoque le troisième, intérieur – a établi la focale nécessaire à sa vision, vous discernez la face cérusée du chanteur, clown ou cadavre ambulant, qui agglutine et détache les mots d'une langue barbare, sur sa droite un bassiste, sur la gauche un batteur. Je vous le dis, vous faudra du temps pour reconstituer, surtout les détails, qui est Jeckel, qui est Heckel, qui est le troisième personnage, cela n'a que peu d'importance, sont-ils dans un champ, dans un wagon de chemin de fer, changent-ils de lieu, débrouillez-vous dans le torrent d'images qui déboulent sur vous. Faites l'expérience, écoutez d'abord les trois morceaux sur Bandcamp, ensuite la vidéo, c'est là que vous vous apercevrez comment l'image multiplie la force des trois morceaux. Usteak ( Croyances ), Salto, Asto putza ( Puanteur d'âne ) en sont transformés et grandis.

    Sarbalakio est bien plus rock 'n' roll que bien des morceaux dument estampillés classic rock par des générations d'amateurs. Un artefact bougrement rock 'n' roll, dans trente mille ans, lorsque notre espèce aura disparu, les visiteurs d'une autre planète en concluront que cet objet sonore irradiant aura été la cause de notre extinction.

    HECKEL & JECKEL

    ABIDE

    ( P.O.G.O Records 157 / 02 – 11– 2021 )

    Pochette grise un peu tristounette, genre crayonné à toute vitesse. Pure Stoner Metal, est-il précisé, à lire comme le Abandonne tout espoir toi qui entres ici qui d'après Dante est gravé sur la porte de l'enfer...

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    Poor sad boy : l'est tristounet le garçon, on sait pourquoi, après Eta Besteak, ce coup-ci c'est sans surprise, à part cette plainte de chiot ( sans doute un teckel ) à qui l'on a marché sur la patte au tout début, l'on se retrouve en pays connu Heckel fait du Jeckel et Jeckel du Heckel, la mayonnaise ne prend pas, enfin si mais elle n'apporte rien de neuf, l'on attend vainement du nouveau, l'on adopte la posture de Baudelaire à la fin des Fleurs du mal, mais là rien du tout, pas un cactus avalé de travers qui vous irrite les amygdales, ce n'est pas mauvais en soi mais ce n'est pas bon pour l'extérieur, manque l'excitation, l'on devient difficile, nous ont trop habitués à mieux. Trop conforme. Alice : je ne sais si les filles sauveront le monde mais Alice est bien plus attrayante que le pauvre petit garçon triste, dès les premiers appels l'on a envie de savoir la suite, dans quelle merveilleuse - voire déplorable – aventure elle va nous entraîner, font durer le plaisir avec ce rythme qui claudique, on la prend en filature car l'on ne veut rien rater, et ça ne rate pas, le rythme s'accélère des cris perçants, un brouillard englobe le tout, deuxième acte, l'on recommence la voix féminine qui prénomme Alice et la masculine qui passe par bien des émotions, et en voiture Simone, pardon Alice, et l'on fonce on ne sait où, acte trois, la situation s'aggrave, que se passe-t-il, zut ça s'arrête au moment où ça devenait intéressant. Vous laissent sur votre faim. De loup. Fuck you : un peu de guitare n'a jamais tué personne, alors la batterie cogne à mort, c'est fou comme ça fait du bien de s'insulter et de se traiter, les kel-kel ne se font pas de cadeau, agoniser le premier quidam qui passe d'injures est un plaisir simple à la portée de l'humanité la plus frustre ou la plus civilisée, se défoncent à mort, ouvrent les vannes en grand, libèrent leur énergie, pas très poli, un peu hystéro, mais l'on sent qu'ils se défoulent comme des brutes, ne vous inquiétez pas, la jouissance les inonde. A dream : démarrent en fanfare, des blocs de béton se détachent du plafond, le rêve virerait-il au cauchemar, ont beau vocaliser en baissant d'un demi-ton, d'une demie-tonne, l'ensemble reste sulfureux, quelques instants de quasi-silence, c'est pour mieux vous faire ressentir l'avalanche qui suit. Des flocons de neige gros comme des armoires normandes vous concassent les oreilles. Pas de trêve, ni de grève dans les rêves, Heckel & Jeckel s'en sortent tels quels sans séquelle. Nous aussi !

    Damie Chad.

     

    MY SWEET GEORGE

    MARIE DESJARDINS

    ( Le MagProfession Spectacle / 30 – 11 – 2021 )

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    La rencontre avec un artiste appelé à devenir partie de votre substantifique moelle est chose courante dans le monde du rock. Ainsi Marie Desjardins évoque la personnalité de George Harrison. Elle est la première à reconnaître que dans un article relativement court elle ne peut esquisser qu'un rapide portrait du plus discret des Beatles. Des centaines de livres retracent le parcours des quatre garçons, elle ne saurait rapporter une information inédite et décisive sur les Scarabées. D'ailleurs parle-t-elle vraiment de George Harrison. Non, pas du tout. Elle laisse cela aux historiens et aux musicologues.

    Elle raconte une chose beaucoup plus secrète, beaucoup plus intime, qui n'appartient qu'à elle, de sa rencontre avec George Harrison, non pas de chair et d'os, qui ne serait que le récit d'une superficielle anecdote, mais du lien particulier qu'elle a tissé avec l'artiste. Le mot est galvaudé, il serait facile de la traiter avec condescendance de fan. Une foucade d'adolescence sans avenir. Un engouement passager qui ne durera pas.

    J'en ai connu qui ne juraient que par leur collection de disques que six ou sept années plus tard ils se dépêchèrent de liquider sur la première brocante de leur quartier. Ce ne sont pas des fans, ils se contentent de suivre la mode, les modes, l'air du temps...

    Il est des liens passionnels indéfectibles. Il ne s'agit point de faire collection d'autographes, mais d'entrer en symbiose avec une personnalité d'artiste imprimée au fer rouge dans vos représentations du monde. Derrière la vedette, chercher l'être humain, comprendre son périple existentiel, déceler les rouages de ses actions, deviner ses motivations, acquérir une fine connaissance de son idiosyncrasie.

    Être lui pour être soi. Ce n'est pas une aventure sans retour. L'idole vous ignore, il ne sait même pas que vous existez, mais la connaissance intuitive de sa personne que vous avez forgée, intellectuellement et pratiquement médiumniquement n'est pas sans effet, elle vous apprend à vous connaître vous-même, à vous construire selon cette attirance, à vous définir selon vos propres aspects qui vous séparent de lui. Le fan accède ainsi à une connaissance qui se peut qualifier de delphique et de poétique. Les chemins des rêves éveillés, s'ils empruntent des sentes obscures, n'en mènent pas moins vers les nœuds d'irradiation des affinités électives goethéennes.

    Marie Desjardins nous trace en quelques paragraphes le portrait intérieur de George Harrison. Il m'a personnellement laissé toujours indifférent. Mais il suffit de lire les lignes qui l'évoquent pour être convaincu que Marie Desjardins vise juste. Ses traits s'enfoncent loin et lézardent le miroir des apparences. En contrepartie – c'est la règle du jeu – elle n'hésite pas à se dévoiler, à conter ses quatorze printemps, elle parle d'elle et entre autres de Sylvie Vartan et de Deep Purple, elle tire les fils, elle les tisse aussi, elle appelle parce qu'elle est appelée...

    Certains diront, tiens un article sur Harrison, ah, oui, voici vingt ans qu'il est mort, ils parcourront à toute vitesse et passeront à une autre futilité, abandonnant une analyse arachnéenne, en dehors de tout cadre psychanalytique ou comportemental. Marie Desjardins possède une plume d'une extraordinaire finesse qui nous révèle comment par les jeux subtils entre Soi, les Autres, et quelques Uns, nous inscrivons nos mythographies personnelles dans notre rapport au monde. Un grand merci à Marie Desjardins.

    Damie Chad.

     

    ROCKAMBOLESQUES

    LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

    ( Services secrets du rock 'n' rOll )

    UNE TENEBREUSE AFFAIRE

    EPISODE 10

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    BRAIN STORMING

    Les filles avaient réalisé des miracles, elles avaient transformé le béton spartiate de notre abri anti-atomique en appartement cosy et cossu, des tentures multicolores séparaient le dortoir du salon. Une table basse entourée de coussins et de tabourets surchargée de victuailles nous accueillit, durant de longues minutes l'on entendit que les grognements des trois chiens qui s'amusaient à se poursuivre, Rouky nous avait chipé un poulet rôti et narguait Molossito et Molossa, nos deux truands avaient arraché les deux cuisses et ne comptaient pas s'arrêter en si bon chemin... Nous étions rassasiés, le Chef alluma un Coronado.

    _ Mes amis, les évènements se sont précipités et se sont enchaînés ces derniers jours si rapidement qu'il est temps de réfléchir afin d'y voir plus clair. Nous sommes confrontés à une étrange affaire... Pour ma part j'entrevois trois pôles distincts dans cette énigme, d'abord l'intérêt porté par les plus hauts niveaux du pouvoir politique à ce que je nommerais le fantôme de Charlie Watts, deuxièmement les apparitions successives et en plusieurs lieux du territoire national du batteur des Rolling Stones décédé depuis une quinzaine de jours, enfin les deux terribles tueries nocturnes au cours de laquelle est apparue la silhouette de cet ibis rouge derrière notre revenant. Notre travail de ce soir se révèlerait fructueux si nous étions capables de dénouer les imbrications qui relient ces trois points.

    L'introduction du Chef fut suivie d'un long silence, même les chiens arrêtèrent leur jeu et s'assirent auprès de nous la mine grave et soucieuse. Joël prit la parole :

    _ Qu'un gouvernement s'inquiète de l'apparition d'un fantôme ne me semble pas si anormal, nous sommes en période pré-électorale, imaginons que les élections soient éclipsées par les allées et venues de Charlie Watts un peu partout, si les électeurs potentiels ne pensent plus à leur bulletin de vote, la légitimité naturelle du pouvoir en prend un sacré coup... toutefois que l'on ait envoyé le Service Secret du Rock 'n' Roll à Limoges toute affaire cessante est étonnante, avaient-ils peur de quelque chose, ont-ils en leur possession des éléments qu'ils se gardent bien de révéler...

    _ Pourquoi le fantôme est-il celui de Charlie Watts, le coupa Noémie, je me demande si nous ne focalisons pas sur Charlie Watts parce qu'il est célèbre, où qu'il aille il y aura toujours quelqu'un pour le reconnaître, peut-être y a-t-il des dizaines de fantômes anonymes qui se baladent un peu partout mais que personne ne reconnaît car ils prennent soin d'éviter les endroits où ils habitaient...

    _ Une hypothèse pertinente, le Chef alluma un Coronado, permettez-moi d'apporter une lumière, la lueur tremblotante d'une chandelle autour de laquelle les ténèbres s'obscurcissent, vous souvenez-vous de notre réunion juste avant la nuit tragique - les filles frissonnèrent – nous évoquions alors la figure d'Auguste Maquet, selon une des lettres de sa correspondance, nous apprenions que les trois volumes des aventures des fameux mousquetaires de Dumas étaient cryptés, qu'ils racontaient une antique conjuration dite...

    _ de l'ibis rouge ! s'exclamèrent les quatre Limougeois

    _ Exactement, je passe la parole à l'agent Chad, fervent admirateur de la Rome Antique !

    LA CONJURATION DE L'IBIS ROUGE

    Tous les yeux s'étaient fixés sur moi – sauf ceux du Chef qui allumait un Coronado – je m'éclaircis la voix :

    _ Hum ! Hum ! Je tiens à vous prévenir, ce que je vais raconter ne vous apportera que très peu d'éclaircissements. Mais les faits sont indubitables et historiques. Ils remontent aux premières années de l'Empire Romain. Le poëte Ovide...

    _ Il a écrit les Amours !

    _ Parfaitement jeunes filles vous connaissez vos classiques, Ovide a été exilé à l'autre bout de l'Empire, au bord de la Mer Noire, par l'Empereur Auguste...

    _ Comme Auguste Maquet !

    _ Damoiselles, ne m'interrompez point toute les trois secondes, donc Ovide envoyé jusqu'à sa mort dans la ville de Tomes...

    _ Qu'avait-il fait ?

    _ L'on ne sait pas. Certains historiens affirment qu'il avait eu une relation avec Julie la fille de l'Empereur...

    _ L'était un peu vieux jeu le paternel, aujourd'hui les filles...

    _ D'autres historiens pensent à une affaire beaucoup plus grave, Ovide était un familier de Julie or Julie aurait manigancé une conjuration pour renverser son père...

    _ Mais Ovide qu'a-t-il dit pour se défendre !

    _ Il a expliqué qu'il avait vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir, nous n'en savons pas plus.

    _ Bref on ne sait rien !

    _ Ne soyez pas impatientes. Pour tromper son ennui il a continué à écrire de la poésie, notamment un poème de quelques pages intitulé L'Ibis...

      • L'Ibis enfin ! Il raconte quoi !

      • Pas grand chose, qu'un de ses amis qu'il surnomme l'Ibis l'a trahi en ne tenant pas ses promesses...

      • C'était qui au juste ?

      • L'on ne sait pas, les historiens ont essayé de retrouver par divers recoupements son identité, tout au plus certains émettent l'hypothèse que cet ami surnommé l'Ibis serait Auguste que notre poëte ne pouvait se permettre d'accabler de tous les maux publiquement...

      • Mais il dit que c'est un ibis rouge !

      • Pas du tout.

      • Et alors ?

      • C'est tout.

      • Quel rapport avec Charlie Watts ?

    Les filles étaient déçues, le Chef vint à ma rescousse :

    _ Tout ce que l'Agent Chad a rapporté est historique, ce qui suit l'est beaucoup moins, enfin pas du tout, c'est une légende qui s'est transmise oralement durant des siècles, aucun livre n'en parle directement, tout au plus de vagues allusions, des fins de phrases elliptiques à quadruple voire sextuple sens, se contredisant entre elles... selon certains érudits, il y aurait depuis des siècles une société secrète qui aurait pris en l'honneur d'Ovide le nom d'Ibis, les buts de cette organisation sont inconnus, l'on a pris l'habitude de la nommer la conjuration de l'Ibis Rouge, que fait-elle, que veut-elle, personne n'en sait rien !

    _ Mais Chef, comment avez-vous établi le rapport avec les apparitions de Charlie Watts...

    La question de Joël fut brusquement interrompue par les aboiements de Rouky, lorsqu'il se tut, l'on entendit très distinctement les coups répétés sur la porte blindée de l'abri. Molossa et Molossito l'air penaud se glissèrent sans plus tarder sous le plus gros des coussins que les filles avaient emmenés.

    _ Vous vouliez une réponse, murmura le Chef, la voici !

    Son Beretta à la main, il marcha droit vers la porte, ôta la sécurité et l'entrouvrit, une vague silhouette se profilait dans un maigre rayon de lune.

    Trop grand pour être l'Avorton, pensais-je. C'est Ovide susurra Noémie. Non, Auguste souffla Framboise. L'Ibis chuchota Françoise. Non, Charlie Watts répondit Joël.

    _ Entrez-donc Monsieur, vous avez sûrement un message à nous apporter, et le Chef ouvrit la porte en grand.

    Je ne fus pas le seul à le reconnaître. Rouky se rua vers lui. C'était l'aveugle. Avant que l'on ait pu esquisser un mouvement, il jeta une enveloppe sur le sol et disparut subitement, Rouky sur ses talons.

    Le Chef ouvrit l'enveloppe, elle était vide !

    _ Nouvelle apparition de Charlie Watts ! conclut Joël

    _ Non, c'était l'Ibis ! décréta Françoise avec vigueur

    _ Mais non, l'Empereur Auguste ! rétorqua Framboise

    _ J'ai reconnu Ovide ! opina Noémie

    Quant à moi je certifiai que c'était l'Aveugle, Rouky n'était-il pas parti avec lui. Seul le Chef ne disait rien. Il avait refermé la porte et s'apprêtait à allumer un Coronado. Je l'interrogeai :

    _ Qui avez-vous reconnu Chef ?

    Le Chef exhala une longue bouffée odorante et laissa tomber :

    _ Oh, moi, j'ai cru que c'était moi !

    A suivre...

     

  • CHRONIQUES DE POURPRE 514 : KR'TNT ! 514 : EL CRAMPED / BETTE SMITH / PHIL SPECTOR / MOJO BLUES / PAIGE ANDERSON / TWO RUNNER / MARIE DESJARDINS / JAYNE MANSFIELD /

    KR'TNT !

    KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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    LIVRAISON 514

    A ROCKLIT PRODUCTION

    SINCE 2009

    FB : KR'TNT KR'TNT

    10 / 06 / 2021

     

    EL CRAMPED / BETTE SMITH

    PHIL SPECTOR / MOJO BLUES

    PAIGE ANDERSON / TWO RUNNER

    MARIE DESJARDINS / JAYNE MANSFIELD

    *

    Une terrible histoire. Prenez-en de la graine. N'oubliez jamais que vos actes vous engagent bien plus que vous ne le croyiez. Ecoutez la lamentable ( et néanmoins mirifique ) histoire survenue à ces deux personnages. Deux chevaliers à la triste figure engrangés dans une incroyable aventure, n'ont pas eu la chance de Hank Williams qui a dit I saw the light, et il s'est endormi paisiblement sur la banquette arrière de sa voiture, pendant qu'il dormait les anges sont descendus du ciel, et ont emporté son âme pure ( malt whisky ) devant le trône du Seigneur, pas de chance pour nos deux héros, eux ils n'ont pas vu la Light, ils ont aperçu le Lux. C'est-là qu'il faut rechercher la cause de tous leur malheur. Commençons par les identifier. Le premier se nomme Professor Von Bee, s'auréoler du titre de Professor n'est pas innocent, souvenons-nous que le seul professeur dont le nom ait traversé les siècles reste celui du Professor Frankeinstein et encore son blaze lui a-t-il été volé par le monstre qu'il avait engendré, des chercheurs autorisés affirment que sa maman lui a donné ce ridicule prénom de Von Bee parce que la radio diffusait I'm a King Bee de Slim Harpo ou des Rollings Stones ( les avis divergent ) alors que dans un dernier spasme de jouissance la petite graine fut plantée. Le deuxième n'a pas de nom, tout jeune il a pris l'habitude de signer ses crimes ( c'est un infatigable Serial ) par le pseudonyme de The Loser, l'endort la méfiance par ce surnom de perdant magnifique. L'on dit ( mais l' on raconte tellement de choses ) que depuis des années sur un des meilleurs blogues rock de la planète il embaume deux ou trois victimes systématiquement tous les mercredis matins ( les psychologues assurent qu'il a développé cette mauvaise habitude parce tout petit il haïssait ce jour funeste durant lequel il était privé d'école ), la police est sur ses traces mais il brouille les pistes en apposant au bas de ses méfaits un nom différent à chaque fois.

    Bref un soir où ils s'ennuyaient, ne sachant pas quoi faire, ils ont décidé d'établir une liste. Une liste alphabétique à proposé le sinistre Loser. Pourquoi pas a répondu el Professor, une liste des bienfaiteurs de l'Humanité serait une bonne action, tiens une liste de professeurs a-t-il ajouté, par exemple à la lettre E, je verrais bien le Professeur Einstein. Vous l'avez deviné le Loser n'était pas d'accord, juste pour enquiquiner son copain, le ton est monté, se sont bagarrés, la scène se passait dans un café, z'ont tout cassé, au bout d'une heure ne restait plus qu'une ruine, le comptoir fracassé, la vitrine en éclats, les chaises plantées dans le mur, les lustres vacillants, j'abrège ma description, de fait ne subsistait de parfaitement intact, dans le jukebox éventré, qu'un seul objet, un single des Cramps ( Surfing bird / The way I walk, si vous voulez tout savoir ), sont tombés dans les bras l'un de l'autre, c'était un signe du destin et peut-être même des Dieux de l'Olympe, le sort en avait décidé pour eux, ils s'embrassèrent et jurèrent qu'ils n'auraient pas de repos tant qu'ils n'auraient pas réalisé une liste dont le mot de ralliement s'imposait : Cramps !

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    Faut être honnête, nos deux mauvais sujets y ont passé des heures et des heures, des jours et des jours, des semaines et des semaines, des mois et des mois, et des années et des années. L'ouvrage progressait, à tel point qu'il n'a pas tardé à arriver sur la table non pas de travail mais de désir de Kr'tnt ! votre blogue préféré, et la chronique de la liste crampsique qui entre temps était devenu Le Petit ( 516 pages ) Abécédaire de la CRAMPOLOGIE publié chez Camion Blanc a été rédigé – vous connaissez mon sérieux – par moi même l'Agent Chad du Service Secret du Rock'n'roll, dans notre livraison 300 ( vous ne trouverez pas plus spartiate ) du 27 octobre 2016.

    Je m'étais rendu compte de l'arnaque, mais je n'ai rien dit, ils avaient très gentiment et systématiquement caché un billet de 500 euros entre les pages de leur envoi, n'empêche que l'œil de leur méfait était dans la tombe de leur conscience et les regardait. Je peux aujourd'hui révéler l'étendue de leur ignominie, ce n'est pas qu'il y a prescription, c'est qu'il y a réparation. Tout le bouquin regorge de documents des plus précis, sauf à la lettre E. Cette lettre ésotérique que les Grecs avaient placée sur le fronton du temple de Delphes, et qui vous commandait de vous souvenir que vous n'étiez qu'un homme que vous n'étiez pas comme les Dieux qui eux ont le droit de mentir, en toute impunité. Souvenez-vous que cette histoire débute à la lettre E d'Einstein... Z'ont cherché sur toute la planète, z'ont rempli toutes les occurrences alphabétiques sauf la E ! Alors en désespoir de cause, ils ont inventé un bobard, la formation d'un groupe nommé El Cramped ( pages 71 à 82 ), des photos foutaises des fausses promesses, bref depuis cinq longues années personne ne croyait à l'existence de ce fameux El Cramped... Et voici que ce matin, arrive enfin la preuve irréfutable :

    EL CRAMPED

    A TRIBUTE TO THE MAD GENIUS

    OF

    LUX INTERIOR

    ( Trash Wax 049 / 2021 )

    Un disque, un vrai, en vinyle 180 grammes avec pochette cartonnée et en couleur, pas un misérable single, pas une grenouille d' Ep cinq cuts qui veut se faire passer pour un bœuf albumique, non un vrai 33 tours, aussi Royal que le fils de Louis XIII puisqu'il arbore en quartiers de noblesse quatorze titres.

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    Pour ceux qui n'ont jamais eu la visite intérieure du Lux suprême dans leur âme ravagée par le conformisme du consensus mou et doux voici quelques rapides explications complémentaires. Cela a débuté il y a longtemps au début du dernier quart du siècle précédent, dans l'ère primale que les géologues ont depuis appelée l'effondrement crétinoïde-punkitoésidal, certains individus ont brutalement été victimes de régressions psychiques aberrantes, au lieu de suivre la marche en avant du progrès humain, ils ont stupidement tourné le dos à cet adorable univers aseptisé qui ne veut que notre bonheur vers lequel l'Humanité se dirigeait à grands pas... z'ont adopté des signes d'atrophie esthétique inquiétants, au lieu de se jeter sur le dernier coffret de Mozart ils se sont entichés de disques ratés de rockabilly notoirement joués par des schizophrènes asthmatiques et hoquetant, au lieu de regarder les grands classiques du cinéma ils ont collectionné les cassettes d'histoires de morts-vivants, au lieu de visiter les musées ils se sont entichés d'images insanes qu'ils arrachaient dans les horribles pages de vieux fanzines qu'ils s'ingéniaient à dénicher dans les stocks moisis de brocanteurs sales, hirsutes et avinés. Un recul civilisationnel auquel les invasions barbares n'arrivent pas à la cheville. Des nietzschéens fous qui ont pratiqué le renversement des valeurs immortelles... Les Cramps furent en quelque sorte les leaders du grand démembrement, ils étaient conduit par un génie fou ( souriez, dieu merci, il est mort ) qui se faisait appeler Lumière Interieure, et honte et scandale, c'est pour rendre hommage ce grand désaxé congénital que le Professor Von Bee et le sombre Loser ont décidé de vouer leur vie. Priez pour nous !

    Abstenez-vous d'accorder ne serait-ce qu'un seul regard soupçonneux à cette horreur sans nom, qui se voudrait une pochette mais qui n'est qu'une icône étronale malfaisante due au pinceau malade du Loser. Vous êtes-vous déjà demandé ce qu'il y a au fond de la poubelle de votre âme. Certains lisent votre avenir dans le marc de café, le Loser soulève le couvercle et vous montre les monstres putréfiants qui grouillent au fond de votre cervelle, vous dévoile le peuple infâme et informe qui ronge vos neurones. Epargnez-vous cette représentation de vous-même en ce monstre verdâtre à mine de vampire nauséeux, cette créature déguisée en belle espionne ne la regardez pas dans les yeux, elle n'est qu'une préfiguration de la baudelairienne charogne pantelante que deviendra votre corps après votre mort, quittez ce sourire de DRH qui va vous mettre au chômage pour le restant de votre vie, n'oubliez pas que les Dieux incas ne portent pas de lunettes noires et essayez d'échapper au rayon désintégrateur qui darde vers vous, mais vous regardez, ce fond de poubelle qui vous ressemble tant et qui vous happe, plongez-y dedans, rejoignez vos phantasmes, tant pis pour vous, vous ne ressortirez jamais de ce vortex. Le couvercle se referme sur vous. Vous êtes pris. A votre propre piège. Le Loser est un adepte de la ligne claire, et de la mine sombre.

    Ne vous prend pas en traître. Vous avertit de ce qui vous attend. Dans le cadre extérieur il a piqué des mots volés aux titres que vous entendrez. Pour ceux qui ne savent pas lire, il a ajouté des petits dessins évocateurs. Un véritable ami de l'espèce humaine, ce Loser ! Un peu crâneur tout de même.

    The wrecking crew, ou aussi les Enfants perdus du Capitaine Flint :The Professor Von Bee : vocals ( on ne présente plus ) / Sylvie : drums ( mesdames les féministes, ne les félicitez pas pour leur effort vers la parité, simplement une citation historiale, pour rappeler que les deux premières moissonneuses-batteuses des Cramps étaient du genre sexe faible / Kid Karim : guitare ( un pauvre gamin qu'ils ont racolé en lui faisant croire qu'il allait devenir une rock'n'roll star ) / The Loser : bass ( on ne présente plus ).

    L'instant fatidique de sortir le disque de sa pochette est venu, c'est un peu comme si vous tiriez par la queue un mamba noir de son sommeil, l'est enveloppé dans une pochette papier aussi sombre que le trou du cul du diable, surprise ce qui apparaît est maintenant un merveilleux vinyle couleur d'empyrée, un bleu irrémédiable, sûr un pur azur mallarméen dont la sereine ironie accable belle indolemment notre âme impuissante...

    Saddle up a buzz buzz : de la malhonnêteté incarnée, se vantent au dos de la pochette d 'avoir fauché tout ce qu'ils ont pu de licks et de riffs dans quatre ou cinq morceaux des Cramps – c'est ce que l'on appelle chez les gens bien des citations hommagiales, et chez les prolos un pot pourri ( jusqu'au trognon ), une entrée en fanfare qui vous réveillerait un mort, ( mollo sur le bouton si vos habitez près d'un cimetière ), la basse du Loser entame illico la marche des crapauds, cahin-caha, attrapez-moi et léchez la matière visqueuse et pustuleuse de mon dos, la Sylvie use, abuse et obuse d'une lessiveuse tintamarresque, une espèce de zigouigoui sonore infâme et Dieu merci c'est terminé. Missa est. Garbageman : pour le frétillement insidieux de queue de crotale qui ouvre l'interprétation des Cramps c'est raté, par contre la batterie imitation du bruit de couvercles de poubelles que l'on laisse retomber sur le ciment du trottoir ce que Marcel Proust jugeait intolérable c'est gagné, ensuite El Professor prend la relève, cette espèce de récitation hallucinatoire de Lux c'est pour lui, nous la sabote à l'orthopédique, ce n'est pas beau comme du Verlaine mais tout le monde ( musicos et auditeurs ) lui emboîte le pas, finira bien par s'arrêter dans un rade bien crade. Nacked girl falling down the stairs : pour l'écoute de ce morceau l'on change de Marcel, odeur de femelle certes, mais cela sent aussi un peu son Duchamp, évidemment ils ont cassé Le Grand Verre, croyaient que c'était un aquarium dans lequel el maestro avait oublié de mettre les poissons. Le Kid c'est à croire qu'il voyait pour la première fois une femme nue descendre un escalier – faut avouer que le vocal del Professor vous émulse la cervelle, rappelle le Colonel Parker quand il n'était que Capitaine et qu'il attirait à l'entrée du cirque les clients au porte-voix – le kid ça l'émoustille éruptif, masturbe son manche un peu épileptiquement, est-ce Sylvie au fond qui pousse ses petits cris de scie égoïne, je ne sais pas, mais l'ensemble est parfait pour faire monter l'adrénaline et la mayonnaise. Ultra twist : Ah ! Ah ! l'insouciance innocente des sixties et la ligne claire de la guitare des Shells, lorsque les Cramps s'en sont emparés, z'ont un peu barbouillé par-dessus, z'ont dessiné des moustaches rouges à la Joconde et refait le portrait au couteau, pardon au cran d'arrêt, du coup le Professor n'a pas jugé bon de remettre au placard sa voix de bateleur de province, le Karim vous fait de ces vrillés de moustiques comme s'il pilotait un spitfire à réaction, le Loser vous broie le brou de noix sur le fond et la douce Sylvie tape comme si elle s'était évadée de l'asile. Des ultraïstes cubisto-sémiographistes. I walked all night : ne faut pas prendre les Cramps pour des faux fous, savent respecter l'esprit malsain, exemple ce morceau tout joyeux des Embers ils ne le maltraitent pas, z'y rajoutent le sourire doucereux de la fausse ironie, Los Crampedos résolvent le problème, appliquent la solution du cunis lingus à la langue de serpent, est-ce pour cela que Sylvie frappe comme un requin complètement marteau et que les boys virevoltent et minaudent comme des papillons, ces sphinx à la tête de mort qui butinent uniquement les fleurs des cimetières, because Eros et Thanatos sont des mots qui vont si bien ensemble. Primitive : y avait comme des traces gluantes de sperme à la fin de l'original des Groupies, les Cramps ne pouvaient que s'y jeter dessus, z'en ont donné une version plus luxuriante et luxurieuse, le Lux s'avance sur la pointe des pieds dans la jungle des désirs, minaude et miaule et feule comme un tigre de Birmanie El Cramped partage quelque peu cette discrétion, une bave glaireuse coule sur le menton del Professor, Sylvie modère la portée de ses coups, elle a compris qu'il ne fallait pas de bruit, Karim se perd dans des arabesques alambiquées, la basse laser del Loser fulgure de minuscules crachats sur ses talons hauts, l'on sent bien qu'ils aimeraient bien faire durer au moins une demi-heure ce moment d'attente délicieux encore plus jouissif que la délivrance abrupte de la jouissance. Fissure of Rolando : ( pour ceux qui ont raté leur première année de médecine car au lieu d'aller en amphi suivre les cours ils passaient leur temps à copuler avec les cadavres de la morgue nous rappelons qu'il s'agit de ce sillon central qui sépare les deux hémisphères du cerveau, évidemment ceux qui n 'en possèdent qu'un seul ont du mal à entrevoir de quoi l'on cause ), terminent la face A en beauté, un titre qui se déroule comme une bobine de cinéma à grande vitesse, Sylvie à la frappe métrogoldewynmayernomique, el Professor qui nique la panique, le Loser pousse Karim dans les cordes, El Cramped sonne à la manière de la cloche du Titanic annonçant l'imminence du naufrage, grand spectacle auditif.

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    Mean machine : j'ai toujours surnommé ce morceau des Cramps, tire-la-langue, pour ce petit gimmick de guitare qui se moque de vous et qui déstabilise la grosse et emphatique voix effroyable de Lux, z'ont compris chez El Cramped, c'est une collection de langues de fourmiliers qu'ils tirent aussi efficaces qu'un lot de trompettes héroïco-comiques, du coup El Professor perd son sérieux, la rythmique à l'unisson folâtre dans les bois, z'en font une version Doctor Folamour qui emporte la conviction. Drugs train : l'est parfait en chef de gare El Professor, l'est sûr que l'on aimerait voyager dans ce convoi pas du tout funèbre, l'on s'y amuse follement, parfaitement imité ce chuintement de shuffle terminal, je vais sûrement recevoir des tonnes de lettres d'insultes … j'ai l'impression que les élèves ont surpassé le maître. Green door : La version des Cramps est bien plus tubéreuse que celle de Jim Lowe, el Professor est parfait, ressemble au maître d'hôtel qui de sa voix onctueuse vous refusera toujours de vous ouvrir la porte de la salle de bain dans laquelle s'ébat la belle syrène que vous avez à peine entraperçue la veille. Rocket in my pocket : un classique du rockabilly ( 1958 ) de Jimmy Lloyd aka Jimmi Logsdon, les Cramps se sont rués sur cette grenade sexuelle qu'ils ont même enregistrée live ( parce que l'amour en studio cuisine reste quand on y songe assez aseptisé ) par deux fois, El Cramped tire leur crampe par deux fois mais en un seul embrasement, étrangement c'est Sylvie qui se précipite la première et les guys la suivent en ce qu'il faut bien reconnaître être un joyeux bordel, ou un foutraque fourre-tout. Nous leur décernons l'ordre de la toison d'or. Goo goo muck : les Cramps se sont toujours vautrés dans le stupre et l'opprobre, même que Lux retrouve des intonations cochranesques, ce genre d'exercice doit inspirer la horde crampsique, la guitare de Karim flamboie, la basse du Loser louvoie d'une façon perverse, Sylvie vous botte les fesses y el Professor Von debout s'applique comme le meilleur élève de sa classe. Ce coup-ci nous leur offrirons un séjour en thalassothérapie au fond d'un bayou vaseux peuplé d'alligators, ils l'ont amplifiquement mérité. Miniskirt blues : n'ai jamais compris comment une mini-jupe pouvait refiler le blues, je remarque d'ailleurs que les Cramps ça leur a plutôt filé la banane, quant au Professor je ne vous dis pas, bande comme un onagre qui jute du vinaigre vitriolé, le Karim on ne le retient pas file des coups de guitare-butoir dans tous les trous de souris qui passent, le Loser insidieux et ronronnant pousse au crime, n'y a que Sylvie qui fasse le job sans débordement, au moins elle saura que chez El Cramped ce sont les hommes qui portent la mini-jupe. Lonesome town : Le Lux vous fait sa voix d'homme des cavernes mal réveillé qui s'aperçoit que sa hyène favorite l'a quitté pendant la nuit, El Professor ne rate pas le numéro de la grande larmoyance, le Loser essuie les larmes qui déferlent sur sa basse, la Sylvie vous tape le glas aglagla, la guitare de Karim pique une crise de nerf désespérée, el Professor chiale un petit coup et vous sortez votre mouchoir pour éponger vos yeux humides. Les rockers sont ainsi, en apparence de sombres brutes, passez-leur le slow de l'été, ils pleurent comme des madeleines.

    Certains opteront pour la première face davantage tape-à-l'œil au beurre noir, d'autres éliront la musicalité sonore de la deuxième, beaucoup resteront dans l'indécision, mourront de faim et de soif sur place, tant pis pour eux, c'est si évident qu'il faut préférer les deux. Ce qu'il y a de sûr c'est que le Loser et El Professor sont désormais réhabilités au tribunal du rock'n'roll, ils ont coché toutes les cases de l'Abécédaire, signez la pétition pour que leur soit offert la chaire de Crampologie au Collège de France. Pour une fois qu'un Professor aura mis en pratique ce dont il cause...

    Damie Chad.

    P. S. : Au dos de la pochette, El professor rappelle que Lonesome Town de Ricky Nelson a été aussi adapté par Richard Anthony et Françoise Hardy, sous le titre La rue des cœurs perdus, Hardy l'a aussi enregistrée en anglais ( c'est une intellectuelle qui désespère même les singes ), la meilleure adaptation en la langue de Pierre Louÿs reste celle de Johnny Hallyday en 1996 sous le titre La ville des âmes en peine.

     

    L’avenir du rock - Cette bête de Bette

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    Le pandemic et l’avenir du rock sont assis à la terrasse d’une brasserie. Sournois et vénal, le pandemic ne rate pas une seule occasion d’insulter l’avenir du rock :

    — Je vais te baiser la gueule en beauté ! Sans concerts, t’es mal barré, pauvre con d’avenir du rock !

    — Tu crois m’impressionner avec tes petites menaces à la mormoille ?

    — Même si les concerts repartent, j’obligerai les gens à porter des masques ! Tu vois un peu la gueule des rockers avec des masques ? Ha ha ha ha !

    — Je viens de te le dire, tes conneries ne m’impressionnent pas.

    — En plus, je vais faire souffler les rockers dans le ballon, avant et après les concerts, ha ha ha ha ! Terminé, l’avenir du rock, tout le monde descend !

    — C’est là où tu te plantes, mon pauvre pandemic. Ce n’est pas parce que tu as empuanti les medias - qui d’ailleurs puaient déjà pas mal - et que tu as plongé les populations dans la stupeur - ça n’était pas très compliqué - que tu as gagné. Tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude, pauvre connard de pandemic. Tu veux savoir pourquoi tu as perdu la partie ?

    — J’espère que tu ne vas pas me sortir la litanie des vaccins...

    — Je ne te croyais pas aussi con. La réponse, c’est une petite blackette nommée Bette Smith.

    Remontons si vous le voulez bien à l’an de grâce 2017. L’un de ces canards anglais qu’on dévore chaque mois disait le plus grand bien d’une certaine Bette Smith. En tête de chronique figurait la pochette de l’album. Même à la taille d’une vignette, on voyait bien que Bette Smith avait fière allure, avec sa belle afro. Elle avait des faux airs de Candi Staton. Son album s’appelait Jetlagger et paraissait sur l’excellent label Big Legal Mess, qui est une filiale de Fat Possum. Big afro, Big Legal Mess, cinq étoiles : il n’y eut aucune hésitation. Dévoré de curiosité, rongé de fièvres, nous rapatriâmes ce mystérieux album.

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    Dès «I Will Feed You», on est tombé sous le charme de cette Soul Sister et sa fascinante présence vocale. Elle tapait dans une heavy Soul de magie pure. D’une pesanteur superbe, sa Soul-psych frisait l’hendrixité des choses. Mais qui rôdait derrière ce son ? Jimbo Mathus, évidemment ! Oh mais aussi Matt Patton, le bassman des Dexateens, légende de l’underground alabamien. Cette bête de Bette développait la même puissance que l’«Hey Joe» de 1968. Splendeur ténébreuse ! Avec «Flying Sweet Angel Of Joy», elle tapait dans le gospel batch. Sa Soul sonnait comme une déflagration neuronale, elle inoculait la peste noire à la peau blanche, elle était aussi farcie de gospel qu’une dinde de Noël. Cette fantastique shouteuse inventait carrément le gospel psychout so far out. Elle revenait à des choses plus classiques avec le morceau titre, comme si elle voulait accorder un répit à sa troupe. Du coup, elle redevenait prévisible. Mais elle allait retrouver l’assise de sa véracité avec «I Found Love». C’est là que toutes les puissances du Big Legal Mess System se jetaient dans la bataille. On assistait alors à une stupéfiante course à l’échalote, doublée d’une épique partie de bassmatic signée Matt Patton. Cet album était tout simplement la révélation de l’an de grâce 2017. Avec «Manchild», Bette flirtait avec un rockalama à la Merry Clayton. Elle shoutait sa Soul de rock à la glotte fêlée et au guttural primitif. Cette petite Soul Sister enfilait les surprises comme d’autres enfilent la voisine de palier. Et puis, comme Napoléon, l’album entrait dans son déclin, avec une série de cuts ratés comme «Shackle & Chain», procession branlante de traîne-savates, ou encore «Morning Bench», vieille soupe de boogie Soul. Elle terminait avec un «City In The Sky» claqué au petit riff d’orgue, qu’elle travaillait au corps, comme savent si bien le faire les grandes Soul Sisters.

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    Bette revint nous sonner les cloches l’an passé, avec un deuxième album, The Good The Bad And The Bette, paru sur Ruf, le label de blues allemand de Thomas Ruf. On retrouvait sur l’album Jimbo Mathus et Matt Patton, mais aussi Luther Dickinson et Patterson Hood, d’autres poids lourds de l’underground local (Patterson et Matt Patton jouent dans les Drive-By Truckers et Luther, fils de Jim, dans les North Mississippi Allstars - dont la tournée européenne vient d’être annulée, merci enfoiré de pandemic). Avec ce fantastique album, l’avenir du rock pouvait dormir sur ses deux oreilles. Bette démarrait avec un vieux shoot de heavy Soul, «Fistfull Of Dollars», qu’elle prenait d’une voix de délinquante, avec tout le gusto du ghetto, et derrière, les petits blancs jouaient comme des démons échappés des bréviaires, le tout arrosé d’arrangements de trompettes demented. Bette Paracelse fondait la Soul et le rock dans son athanor. Mais elle nous réservait des coups plus terribles encore, comme cet «I Felt It Too», véritable coup de génie, le cut sonnait comme de la heavy Stonesy pachydermique, on n’avait encore jamais entendu ça, même sur les albums de Merry Clayton. Plus loin, elle se permettait une nouvelle outrance : réinventer le genre avec «Pine Belt Blues», nouveau shoot de Stonesy revue et corrigée, un shoot bardé de toute la heavyness du monde, contre-claqué de tout le black power du heavy Southern rock et le diable sait que le Southern rock peut être heavy, demandez aux frères Robinson, ils sauront vous le dire. Cette bête de Bette était complètement déchaînée, jamais un adjectif n’aurait pu sonner aussi juste. Elle cassait encore la baraque avec «I’m A Sinner», soutenue par une énorme présence guitaristique, Jimbo, Luther ? Elle tapait dans le dur, la mémère, elle avait du tenant et de l’aboutissant. On savait que Luther jouait sur «Sighs & Wonders», car il était crédité sur la pochette. «Human» retombait en plein boom de big heavy Southern rock. On n’avait pas entendu de Southern rock aussi bon depuis des lustres, c’est-à-dire depuis les grands albums des Drive-by Truckers et des Black Crowes. Franchement, cet album fonctionnait comme un extraordinaire exutoire de Soul-rock power.

    — Qu’est-ce que t’as, pandemic, t’es tout blanc !

    Signé : Cazengler, Bette comme ses pieds

    Bette Smith. Jetlagger. Big Legal Mess Records 2017

    Bette Smith. The Good The Bad And The Bette. Ruf Records 2020

     

     

    Spectorculaire - Part Three - The fall

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    Bon, la chute de Totor est quand même pas mal. Elle passe par John Lennon, George Harrison, Dion, Leonard Cohen et quelques autres jolis coups. Elle passe aussi hélas par les guns et quelques déraillements. Après le flop de River Deep, il se retire complètement du business et traîne avec des mecs assez hauts en couleurs : Gerry Goffin, Dennis Hopper et Peter Fonda. Totor porte du cuir et roule en Harley. Gerry conduit une BSA. Ils partent tous les deux en virée dans les Santa Monica Mountains. Ils roulent sans savoir où ils vont. Peter Fonda roule aussi en Harley, il porte des casques militaires, il ne vit de qu’acide et de vitamines, c’est un proche des Byrds et de Terry Melcher.

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    Dennis Hopper branche Totor sur le cinéma et tente de l’entraîner dans un projet de film, The Last Movie. Hopper apprécie énormément Totor, d’ailleurs, il rétablit des vérités : «Phil a été formidable avec Lenny Bruce. Il l’a beaucoup aidé. C’est un truc que le gens ne voyaient chez Phil, on le considérait comme un monstre, mais il était le plus généreux des mecs, the kindest guy.» On voit Totor dans Easy Rider. Il joue le rôle du drugdealer dans sa Rolls. Fonda : «On voulait Phil parce qu’on savait qu’on aurait sa Rolls à l’œil. Il avait vraiment la gueule du rôle.»

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    En un an, le music biz a changé du tout au tout. Le Wall of Sound est devenu obsolète et les girl-groups appartiennent à l’histoire. Il n’y a plus de place pour un mec comme Totor. Il n’a que 27 ans mais il n’a déjà plus d’âge. Il passe des périodes entières enfermé chez lui dans la pénombre à visionner ses old Hollywood movies, avec Edward G. Robinson, James Cagney, Laurel & Hardy, Harold Lloyd, son film préféré étant Citizen Kane. Comme Spector, nous dit Brown, Welles était un prodige - il avait tourné Citizen Kane à l’âge de 26 ans - il était un génie qui refusait de se compromettre et qui voulait plier le monde à sa vision. Quand Totor prend la parole, c’est pour dire ses quatre vérités : «Je ferai toujours un bon disque et il sera meilleur que toute cette merde qu’on entend aujourd’hui. Ils ne savent pas enregistrer. Ils ne savent rien de la profondeur, rien du son, rien de la technique, rien about slowing down.» Il a raison de parler ainsi, Totor, car depuis River Deep et Lovin’ Feelin’, on n’a jamais rien entendu d’aussi puissamment parfait.

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    Quand Mick Brown réussit enfin à rencontrer Totor chez lui pour une interview, ça donne des pages extraordinaires. Totor avoue qu’il n’a pas fait tout ça pour de l’argent - That wasn’t part of the game plan - Maniaque ? - Let the art speak for itself. If the art is maniacal, then I’m maniacal - Il fait une pause et embraye sur Orson Welles : «Orson Welles a passé toute sa vie à chercher de l’argent, parce qu’il n’en a jamais eu. Il a fini par peser 200 kg et par faire des wine commercials. Il n’est jamais devenu le génie qu’il aurait dû être parce qu’il n’a jamais su ce qu’il voulait faire. On l’a vu en playboy, en movie star, il aurait pu être sénateur. Il ne savait pas ce qu’il voulait être. Moi je savais exactement ce que je voulais être. I let the art speak for itself.» On entre avec Brown dans l’esprit de Totor qui poursuit : «Je manufacturais des disques, je les publiais et je les composais. L’arrivée des Beatles est un truc qui m’intéressait, intellectuellement. Je faisais encore mon truc quand les Beatles occupaient les cinq premières places des charts. L’ échec commercial du Christmas Album m’a dévasté. Mais ce ne fut pas aussi douloureux que l’assassinat de Kennedy (...) Puis il y a eu la folk music, Peter Paul and all that shit, Joan Baez... Dylan, je comprenais, parce qu’il était unique, mais il y avait tous ces horribles groupes de folk au Troubadour, et quand la disco est arrivée, whoah... J’étais dépassé. Quand je ne comprend pas un truc, ça devient confus dans ma tête.» Cette interview est le cœur battant de cet excellent book qu’est le Bown book. Et puis arrive la confession définitive : «Vous finissez par apprendre à mettre les choses en perspective. Ces disques furent le plus grand amour de ma vie, quand je les faisais. Je ne vivais que pour eux. C’est pourquoi je n’ai jamais pu avoir de relation durable avec personne. Les disques étaient toute ma vie, ils étaient plus important que tout. Alors, maintenant, je ne comprends pas pourquoi ils ne signifient plus grand chose.»

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    Pourtant, sa magie semble être restée intacte. Un jour Ahmet Ertegun amène Otis Redding chez Totor, qui pour rendre hommage à son vieux mentor, s’assoit au piano et joue des choses qu’Ertegun avait composées. Ertegun : «Otis was blown away. Il connaissait certaines chansons, mais il ne savait pas qui les avait composées.» Puis Ertegun suggéra d’aller faire un tour en ville, Esther Phillips se produisait dans un club du quartier black de Watts - Otis and Esther sang duets together for hours. Phil jouait du piano, et il les accompagnait au chant. Ça a duré jusqu’à 5 h du matin. Two of my all-time favorite singers, Otis, Esther, and Phil on piano. It was one of the greatest evenings of my life. Autre moment magique dont parle Dan Kessel, le fils de Barney Kessel, un peu plus loin, dans le Brown book. Totor emmène les frères Kessel voir Elvis à Vegas et bien sûr ça se termine dans le backstage - C’était très intense, the full Phil trip and the full Elvis trip. Ils savaient tous les deux qui ils étaient, ils se reniflaient comme deux panthères, il y avait un respect mutuel. It was definitively one of these moments - Et Dan Kessel ajoute : «Phil était beaucoup trop rock and roll pour la plupart des gens, même ceux qui se prenaient pour des soit-disant rock and rollers. Les gens ne savent pas qui est Phil, à quel point il peut être marrant. Ils ne peuvent pas le suivre, trop d’énergie, trop d’esprit, trop de personnalité, alors ils disent qu’il est cinglé. Jamais je n’ai vu en lui quelqu’un de cinglé.»

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    C’est Larry Levine, devenu producteur chez A&M, qui remet Totor dans le circuit. Aux yeux de Jerry Moss, il n’est pas normal qu’un type aussi génial que Totor soit sorti du circuit depuis trois ans. Alors il lui donne les clés du label et lui dit : «Tu enregistres qui tu veux !». Totor revient à ses premières amours, the black voice, et fait comme il l’a toujours fait, il déniche un groupe complètement inconnu. Il s’intéresse de près aux Checkmates Ltd et à ses deux chanteurs noirs, Bobby Stevens et Sonny Charles qui, comme David Ruffin et Eddie Kendricks dans les Temptations, alternent les lead vocals. Dans son book, Williams dit le plus grand bien de The Checkmates Ltd Live At Caesar’s Palace, paru avant l’arrivée de Totor dans les parages. Williams jongle avec les formules phenomenal pace, tremendous atmosphere, supersonic medley et il met le coup de grâce en insinuant de Stevens et Charles chantent Lovin’ Feelin’ mieux que les Righteous. Williams n’a pas tout à fait tort : Live At Caesar’s Palace est un très bel album. Ces mecs font un medley-chair à saucisse de tous les grands hits de la Soul et Sonny Charles stabilise ensuite l’album avec une fantastique cover du mighty «Sunny» de Bobby Hebb. Ce fabuleux Soul Brother swingue ça au snap. Charles et Stevens sont excellents, on les voit duetter comme Sam & Dave dans «A Quitter Never Wins» et pouf, les voilà qu’ils s’attaquent à Lovin’ Feelin’. Ils négocient bien la montée et la foule claque des mains, alors c’est dans la poche, baby baby I need your love ! En B, ils rendent hommage à Joe Tex avec «Show Me» et à Sam & Dave avec «Hold On I’m Comin’». Ça se termine en festin Motown avec «Baby I Need Your Lovin’», mais c’est surtout un hommage à Otis avec tout le raw de Gotta Gotta dont est capable Bobby Stevens.

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    Totor accepte de produire «Black Pearl» pour les Checkmates. Williams compare les exploits de Sonny Charles à ceux de Tina dans River Deep - C’est typique de la façon dont Spector peut obtenir une performance exceptionnelle d’un artiste qui n’est pas très connu - Williams rend un bel hommage au flair de Totor. Mais l’album Love Is All We Have To Give paru en 1969 subit le sort des albums des Righteous. Derrière le hit, c’est morne plaine. Mais Bobby Charles et Bobby Stevens se battent pour entrer dans la légende. Ils rendent hommage à Totor avec une belle cover de «Spanish Harlem». Pour l’occasion, Totor ramène une trompette mariachi et Sonny Charles chante au sucre black. Et voilà «Black Pearl», composé par Totor et Toni Wine. Ça sonne un brin Motown, mais ce n’est pas au niveau des grandes compos d’antan. Puis ça commence à tourner en rond avec «I Keep Forgettin’». Totor ne peut pas surmonter River Deep. En fait, cet album documente le dernier spasme d’un visionnaire, avec deux chanteurs exceptionnels. Quant à la B, on l’oublie, c’est Hair et ça ne vaut pas un clou.

    Totor se retire vite fait du plan Checkmates, car il craint de retomber dans les embrouilles de type Righteous Brothers. Il ne finit d’ailleurs pas l’album, qu’il confie aux bons soins de Perry Botkin Jr.

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    En 1970, les Beatles sont en panne avec Let It Be. Ils ne sont pas contents du travail de Glyn Johns et de George Martin. Allen Klein qui s’occupe d’eux leur suggère le faire intervenir un sauveur nommé Phil Spector. Dans les pattes de Totor, l’album prend une certaine allure, il faut bien l’admettre. Surtout «Get Back». Les gens ne savant pas forcément que «Get Back» est spectorisé. Et pourtant, le génie du son, le voilà. C’est du Totor pur. S’il ne faut garder qu’un hit de 1970, c’est «Get Back». Totor préfigure tout l’a-venir et notamment Dave Edmunds. Si «Get Back» - comme d’ailleurs «My Sweet Lord» ou encore «Instant karma» - a explosé les radios, à l’époque, ce n’est pas un hasard, Balthazar. Dès «The Two Of Us» qui ouvre le bal d’A, Totor plombe la beatlemania pour son plus grand bien. Comme il le fera un peu plus tard avec les Ramones, il veille à conserver la spécificité de leur son. C’est extrêmement intelligent de sa part. Il amène juste de la matière dans le son. Lennon se radine avec un hit mélodique, «Across The Universe». Dans les pattes de Totor, ça devient de la beatlemania évolutive. Totor ramène des chœurs superbes, il aime le beau, ça crève les yeux. George fait un grand bond en avant avec «I Me Mine». Totor lui charge bien la barcasse. Belle surprise en B avec «I’ve Got A Feeling», une heavy beatlemania animée d’une réelle volonté d’en découdre. Les Beatles cherchent à renouer avec «Helter Skelter». Puis Totor orchestre à outrance «The Long And Winding Road», ce qui débecte McCartney. Il est furieux parce qu’on ne l’a pas prévenu. Un mois avant la parution de Let It Be, McCartney sort son premier album solo et annonce qu’il quitte les Beatles. Il va faire un blocage sur Let It Be et n’aura de cesse de vouloir ressortir l’album déspectorisé, ce qu’il parviendra à faire avec Let It Be Naked. Pauvre cloche. Bien sûr, les critiques se rangent du côté de McCartney pour taper sur Totor. La presse lâche ses chiens - How Spector ruined the Beatles - Les Anglais ne supportaient pas qu’un Américain puisse gérer les Beatles. Mais comme le dit Brown, l’album fit un carton aux États-Unis, se vendant en deux jours à deux millions d’exemplaires - merci monsieur Totor - et déboulant à la première place des charts US. Un peu plus tard, la même année, l’album reçut un Grammy que McCartney n’hésita pas à aller récupérer.

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    Il n’empêche que Totor s’entend bien avec John, George and Ringo. Pas Paul qui ne supporte ni Klein ni Totor. Mais Totor s’en bat l’œil. Et c’est là que sa carrière de genius redémarre, avec les albums de John et de George. Quand il produit All Things Must Pass, le triple album de George Harrison, Totor utilise sa recette habituelle : la crue du groove avec un nombre considérable de guitares qui jouent à l’unisson, ce qui donne au cut sa substance et ses ailes. Ce sont les mecs de Badfinger qui grattent les grattes sur «Isn’t It A Pity». Billy Preston n’aimait pas le Wall of Sound, il trouvait que ça allait bien avec les Ronettes, mais pas avec les Beatles. Mais curieusement il trouvait que ça collait bien avec le stuff de George. Cet album va faire de George une star, par dessus les têtes de Lennon et McCartney. Avec l’aide inestimable de Totor, George créait le premier new rock idiom des seventies.

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    C’est vrai qu’All Things Must Pass vaut le déplacement. Belle boîte et dedans trois albums et un poster de Gorges qu’on a tous mis au mur à l’époque. Et très vite «My Sweet Lord» éclate, encore un hit intemporel, on est une fois de plus projeté en pleine spectorisation des choses, on sent l’afflux de pression des chœurs, c’est quand même quelque chose. Encore du big sound avec «Wah Wah» et tout le power des Beatles en filigrane. Cette conjonction de deux courants primordiaux (Totor + Beatles) est unique dans l’histoire du rock. Totor ramène des coups de slide dans le Wall. George finit l’A avec une version one d’«Isn’t It A Pity», un balladif mélodiquement pur et du son à n’en plus finir. En B, George reprend l’«If Not For You» de Dylan et dans sa bouche, ça tourne au prodige de délicatesse. On est un plein rêve d’équation : the song + le son + la voix = Totor forever. Bon tous les cuts ne sont pas renversants, mais quand ça décolle, ça monte très haut. George nous comble de ses bienfaits et de sa douceur mythique avec «Run Of The Mill», alors Totor ramène des trompettes dans le Mill. Le deuxième disk baisse d’un ton. George compose tout, mais ça ne marche pas systématiquement, même s’il reste charmant. Avec «Ballad Of Sir Francis Crisp (Let It Roll)», George tire les fils avec une infinie patience et un talent fou. Il dispose du même sens d’attaque magique que Lennon. Totor ramène son Wall pour «Awaiting On You All». On retrouve enfin les résonances de basse et l’architecture des chœurs et des percus qui font la hauteur du Wall. Et alors wow ! En D, «Art Of Dying» peine à jouir, malgré le Wall. La compo ne convainc guère, malgré l’embarquement au bassmatic et les trompettes mariachi. C’est avec le version two d’«Isn’t It A Pity» que George trouve la voie de la rédemption et nous l’illumination. Avec cette merveille, il nous enlace la cervelle pour l’embraser. Quant au troisième disk, on l’oublie.

    Totor flashe en particulier sur l’une des compos de George, «Try Some Buy Some». Elle devait figurer sur All Things Must Pass, mais Totor voulait la garder pour Ronnie. Ce qu’il désirait le plus au monde, c’était refaire un hit inter-galactique avec Ronnie et c’est Try Some. Il la fait venir à Londres, mais Try Some est loin de «Be My Baby», George a composé un hymne qui rejette le matérialisme, un truc que Ronnie ne pouvait même pas comprendre, nous dit Brown. Totor fait de cette chanson plaisante un smash épouvantable, il l’orchestre et l’arrange, 40 violons autant de mandolines, some great blocks of sound qui s’articulent les uns sur les autres, mais c’est un nouvel échec commercial. Totor est scié, complètement scié. Ce Try Some va rester out of print pendant 40 ans, jusqu’à la sortie d’un Best Of d’Apple Records.

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    On trouve aussi ce Try Some sur un The Very Best Of Ronnie Spector. C’est l’occasion de vérifier la vieille théorie de Totor : pas de compo = pas de magie. La moitié des cuts de ce Very best retombent à plat, car pas de compo. Par contre, tous ceux que Totor supervise sont des hits intemporels, et avec le recul on comprend à quel point Ronnie devait tout à Totor. Si elle chaloupe si bien des reins dans «Do I Love You», c’est grâce à Totor, et Ronnie s’empale sur un sexe pop imaginaire, oh oh oh, ces petites new-yorkaises métisses étaient folles de sexe, et c’est ce qu’elles célébraient. Le «You Baby» de Spector/Mann/Weil n’en finit plus de briller au firmament. Totor fait le maximum pour que Ronnie jouisse en chantant et «Baby I Love You» sonne toujours comme le plus gros hit des sixties, c’est la pop au sommet de son art, suivie de près par «Walking In The Rain» et son développement spectorculaire. Seul Totor pouvait aménager de telles avancées, et Ronnie se contente de chanter cette merveille écroulée de beauté. C’est encore Totor qui met Ronnie en orbite sur «Be My Baby». S’il n’y a pas le Wall et les castagnettes, il n’y a rien. Et puis voilà le cut du grand retour imaginé par Totor et George Harrison : «Try Some Buy Some». On peut se limiter à n’écouter que cette merveille. C’est très anglais, forcément, et Totor ramène des mandolines. Il bâtit un Wall pour elle et ça tourne inexorablement à la magie. Ce Try Some en dit long sur le flair de Totor. Il sait que c’est l’un des hits du siècle, ça s’entend my friend, on sent monter la marée du Wall, Totor envoie ses mandolines, c’est assez diabolique en fait, et il sucre son Wall avec le sucre de Ronnie. Quand on y pense, Ronnie/George/Bowie, quelle belle filiation. Et puis après, tout s’écroule. On voit la pauvre Ronnie se vautrer avec les Asbury Jukes, puis le E Street Band. Sans Wall, Ronnie est à poil. Elle fait aussi une reprise de «You Can’t Put Your Arms Around A Memory» et un «All I Want» avec Keef. Mais c’est avec une reprise du «Farewell To A Sex Symbol» qu’elle sauve les meubles. C’est la rencontre de Ronnie avec l’univers de Luc Berger et Plamondon, mais c’est aussi celui de Diane Dufresne. Au premier abord, Ronnie passe pour une new-yorkaise qui ne comprend rien et qui est larguée sans son Totor, mais elle s’accroche et devient magnifique, justement parce qu’elle n’est qu’une petite greluche de rien du tout, alors elle se bat avec la chanson, elle remonte le courant des Canadiens et elle fait sa Dufresne. Elle honore le génie des légendes québécoises - Let me go/ let me die - Elle est stupéfiante de réalisme soviétique - I love you - Elle entre dans la légende de Diane Dufresne qui elle aussi chantait cette merveille - Un jour je dirai bye bye/ Bye bye ma jeunesse/ Vous ne voyez que la surface de ce monde en technicolor/ J’ai raté ma vie et je ne veux pas rater ma sortie/ Laissez-moi partir/ Laissez-moi mourir avant de vieillir.

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    Mais alors, où est passé le Try Some enregistré avec George ? Il se trouve sur Living In The Material World. En fait George enregistre cet album un peu plus tard, en 1973 et conserve l’orchestration de Totor pour son Try Some. C’est comme on l’a dit un hit magique. Si Bowie le reprend un peu plus tard, ce n’est pas un hasard. On assiste là à un phénomène rare qui s’appelle la mélodie suspensive. Ne va pas croire que c’est une drug song, non, il s’agit de spiritualité. On en veut un peu à George de ne pas composer plus de merveilles de cet acabit, car en vérité, le reste de l’album n’est vraiment pas jojo. Dans le gatefold, George a dressé une grande table sur la pelouse de son domaine et il y reçoit ses amis Gary Wright, Nicky Hopkins, Ringo, Klaus Voorman et Jim Keltner. À part Try Some, aucune compo de l’album ne marche. On s’ennuie avec la petite pop de «Don’t Let Me Wait Too Long» et le morceau titre. Totor brille par son absence.

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    Totor et John Lennon deviennent potes et hop on fait des hits : «Instant Karma», etc. Et hop, il produit le premier album solo de John Lennon, l’excellent John Lennon/Plastic Ono Band paru en 1970. On voit tout de suite que Totor respecte la modernité de ton de Lennon. Il plonge «I Found Out» dans le muddy, c’est admirable et l’association des deux génies porte ses fruits. Lennon impose le respect avec «Working Class Hero» qu’on a peut-être trop entendu à la radio et Totor donne une extraordinaire profondeur aux accords de piano d’«Isolation». Lennon a un don pour twister sa mélodie, il peut aller swinger un swagger à la pointe de la glotte. Totor n’en finit plus d’aménager du deepy deep. C’est un prodige car il fait à la fois du Lennon et du Totor. Retour à l’ambiance «Cold Turkey» avec «Well Well Well». Totor fait battre le tambour des galères - Well well well/ Oh well - C’est niaqué dans la moelle du beat et Lennon pique une crise extraordinaire. Il screame son Cold Turkey. L’autre stand-out track de l’album est bien sûr «God», une grande déclaration d’I don’t believe. Alors il énumère tout ce qu’il don’t believe : Hitler, Jesus, Kennedy, Buddha, Yoga, kings, Elvis, Beatles et il termine avec un just believe in me. Et il ajoute que le dream is over. Le message est clair - I was the walrus/ But now I’m John.

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    Klaus Voorman observe Totor en studio : «Tout le monde dit que ce mec est cinglé, mais pas du tout, c’est un mec tranquille, très intelligent et qui a de l’humour. Il s’entendait en plus très bien avec Yoko. Il lui parlait et lui racontait des blagues.» John et Totor ont en outre une passion pour le early rock’n’roll, Sun et Chuck Berry. Totor dit de John qu’il est le frère qu’il n’a jamais eu.

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    L’année suivante, il produit Imagine. Un docu très bien foutu nous montre Lennon et Yoko dans leur beau château de Tittenhurst Park, au moment des sessions d’enregistrement de l’album. Totor apparaît avec ses lunettes noires et son costume trois pièces, on voit aussi George, Klaus Voorman, Nicky Hopkins et d’autres gens. Lennon chante le morceau titre assis à son piano blanc. Près de lui se tient Yoko qui ne dit rien. Bon, «Imagine» reste «Imagine», Totor lui donne de la profondeur, c’est deepy deep, mais il respecte l’esprit de Lennon. Il applique à nouveau sa formule : mélodie + voix + prod = win à tous les coups - I hope you’ll join us - Totor aménage tout l’espace nécessaire à cette mélodie tectonique. L’autre merveille de l’album c’est bien sûr «Jealous Guy». Lennon la pianote sous couvert d’orchestrations latentes - I’m sorry that I made you cry - Bon certaines chansons restent à la traîne, mais God que de son. On entend les accords de «Cold Turkey» dans «It’s So Hard», mais ce heavy boogie ne décolle pas. Par contre, «Gimme Some Truth» tape bien dans ce heavy beat qui va si bien à Lennon. C’est assez Walrus, yes gimme some truth - «I Don’t Wanna Be A Soldier» sent bon la dope. Lennon et Totor s’offrent un beau délire et le Wall refait surface dans «How Do You Sleep». Brown nous dit que Totor fait d’Imagine l’album le plus parfait et le plus commercial que Lennon ait jamais enregistré. Étant donné que certaines chansons touchent le cœur et inspirent de l’espoir, Brown pense qu’Imagine fut Spector’s finest accomplishment as a producer.

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    Bizarrement, le Some Time In New York City de John & Yoko fut longtemps considéré comme un album raté. C’est tout le contraire, Lennon et Totor y font de l’avant-garde. Mais c’est Yoko qui rafle la mise dans cette affaire avec «We’re All Water». Elle chante au sucre avec un côté pré-pubère asiatique, elle pousse des petits cris expérimentaux en pleine craze de sax. Elle est vraiment marrante. En tous les cas elle fait le show et explose les concepts quand ça lui chante. Elle sait pousser à la roue et du coup ça tourne au dada jive. C’est encore elle qui chante «Sisters O Sisters», un joli pied de nez au Brill. Elle ressort son sucre pré-pubère asiatique et ça tourne à la révélation. Ce démon de Totor fait du Brill avec Yoko ! Wow, il fallait oser ! On entend encore Yoko dans «Born In A Prison». Ses tonalités sont très spéciales. Lennon a raison de pousser Yoko en avant, elle fait de l’Ono beatlemaniaque, elle chante dans l’entre-deux avec naïveté et ça devient fascinant. Et Lennon dans tout ça ? Oh, il fait pas mal de politique («Woman Is The Nigger Of The World», «Attica State») et c’est on s’en doute superbement produit. Totor fait son job. Lennon casse bien la baraque avec «New York City». Même énergie que dans «Back In The USSR», on retrouve le fantastic Lennon drive. L’album se révèle extrêmement dense. Encore une belle énormité avec «Sunday Bloody Sunday». Puis Lennon demande la libération de John Sinclair dans «John Sinclair» - It ain’t fair/ John Sinclair/ You gotta set him free - Il obtiendra d’ailleurs gain de cause. Comme c’est un double album, la fête continue et on tombe sur une fantastique version de «Cold Turkey» bien chargé de gras double. Lennon sait ce qu’il fait - One thing I’m sure/ I need to be free - Live c’est excellent, Lennon fournit tout le fourniment - Thirty-six hours/ Rolling in pain/ Praying to someone/ Free me again - Il pousse ses ahhh, il pousse ses ohhh, il pousse sa dégénérescence liverpuldienne, voilà le real Lennon, mais il ne pousse pas les screams qu’on entend sur le single, dommage. Et puis voilà le coup de génie : «Don’t Worry Kyoto». Yoko se met à gueuler, mais elle gueule dans l’épaisseur du son. Elle chante à la glotte déchirée et il se passe un truc encore pire que «Cold Turkey», elle génère de la folie, mais de la vraie folie, celle du free, ça brûle de free, et Yoko n’en finit plus d’allumer cette merveille, elle Yokotte comme une dératée et cette fois ça marche au delà de toutes les espérances du cap de Bonne Espérance. Puis Lennon fait quelques cuts avec les Mothers et tout le Fillmore reprend Scumbag en chœur. Mais l’album est une échec commercial et Lennon va bouder pendant un an.

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    C’est John qui entraîne Totor dans la boisson. Pour imiter son idole, Totor essaye de suivre, mais il ne tient pas l’alcool. Deux verres dans le pif et il devient Mr Hyde, et s’en prend aux gens - He would turn on people and be horrible - Totor sort son flingue pour tirer dans le plafond et il fout un peu la trouille aux gens qui sont avec lui en studio. Pendant l’enregistrement de Rock’n’Roll, Lennon et Totor boivent comme des trous. C’est le chaos lors des sessions. Harry Nilsson fait partie de la fête. Lennon est incontrôlable. Totor et son garde du corps sont parfois obligés de le virer du studio. Quand ils l’attachent, c’est parce Lennon devient suicidaire, alors il traite Totor de Jew bastard. En studio, Totor est tellement pété qu’il passe son temps à provoquer des bagarres. Ils enregistrent une douzaine de cuts, dont «Be My Baby» et «To Know Her Is To Love Her», mais Lennon ne va en garder que 5 pour Rock’n’Roll. C’est avec «You Can’t Catch Me» que Totor renoue avec ce que Lennon appelle the primal magic of rock’n’roll. Totor ressort le son d’«Instant Karma» pour catcher «You Can’t Catch Me». Il existe une belle entente entre Lennon et le Wall. On peut parler de version magique. Même chose pour la version de «Sweet Little Sixteen». Le Wall fait des merveilles et Lennon chante divinement. «Peggy Sue» en B est sans doute la cover la plus nerveuse du lot. C’est pulsé au beurre. On se régale aussi du big bass sound dans «Be Bop A Lula». Et Totor retrouve ses racines à deux reprises : «Stand By Me» et «Bring It On Home To Me». Il est en plein dans son domaine, la Soul de ses débuts. Mais les relations s’enveniment entre Lennon et Totor. Les avocats sont entrés dans la danse.

    Il y a deux épisodes marrants qui suivent le chaos des Rock’n’Roll sessions. Totor jouait dans le control room avec Mal Evans, le roadie des Beatles. Ils jouaient à se mettre des claques et soudain, Totor s’énerve et dit «attends tu vas voir», il sort son flingue et le coup part tout seul. Il n’avait même pas mis le cran de sûreté. Le lendemain Mal Evan vient retrouver John et May Pang, la remplaçante de Yoko, dans un restau. Il sort une balle de sa poche. Here’s the bullet from last night. Lennon ne comprend pas : What bullet ? Tout le monde croyait que Totor tirait à blanc. Ben non. L’autre truc poilant se passe un peu plus tard, au mois de décembre, au tribunal, lors de la procédure de divorce avec Ronnie. Lennon et May Pang accompagnent Totor. Pendant l’audience, Totor s’énerve et insulte tout le monde. Excédé, le juge lui dit que s’il ne se calme pas, il va aller au trou. Totor paye un poids lourd du barreau pour le défendre et le poids lourd se lève pour déclarer : «Vous devez comprendre que Monsieur Spector est un génie, et il vous faut parfois vous adapter.» À quoi le juge rétorque : «Bon, dites à votre génie de la fermer.» Très embarrassés, Lennon et May Pang quittent la salle. Le sort du Rock’n’Roll album est alors scellé.

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    Et alors, où sont passées les choses qui ne sont pas sur Rock’n’Roll ? On les trouve sur Menlove Ave., une espèce de compile parue en 1986, grâce à Yoko. On y trouve notamment une belle cover de «Since My Baby Left Me» - Okay okay this is it John - Alors John chante le big heavy shuffle du Record Plant avec des chœurs énormes. Totor sait ce qu’il fait. On retrouve le Wall sur «Here We Go Again». Trompettes à volonté et volonté de Yoko, ça donne du Wall posthume. On trouve aussi une version de «To Know Her Is To Love Her», un vieux coucou de Totor. Lennon va y chercher l’exercice de la fonction. Lennon + Totor = du gros bouzin. Les cuts produits par Lennon sont nettement moins présents. On perd le muddy du mono. Lennon semble respirer sur «Rock And Roll People», un cut qui n’a strictement aucun intérêt. D’autres cuts ne marchent pas, notamment le «Old Dirty Road» co-écrit avec Nilsson. Dès que Totor n’est plus là, ça plante. Lennon siffle comme un lad de Liverpool dans «Nobody Loves You (When You’re Down And Out)». Le fait qu’il siffle n’est pas hasard, il s’agit de John Lennon, after all. Justement, voilà la récompense : un «Bless You» joué aux accords magiques. Lennon est capable de créer une magie énorme, il joue au doux du smooth avec les accords les plus doux du monde.

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    Mick Brown nous sort un autre épisode désopilant, l’épisode David Geffen. Un mec qui se débrouille pas trop mal, puisqu’il s’occupe de Crosby Stills & Nash et de Joni Mitchell. Il devient l’amant de Cher après qu’elle se soit séparée de Bono. Geffen manage aussi Laura Nyro, et quand Totor lui demande s’il peut la produire, Geffen l’envoie promener. Puis Geffen commet l’irréparable : il récupère les vieux bureaux de Phillies sur Sunset Strip. Totor hait Geffen parce qu’il n’a aucun talent musical. Son seul talent est de savoir se rendre indispensable auprès de gens extrêmement créatifs. Geffen est donc une sorte de business king, alors que Totor est le real genius on the music side. Geffen demande à Totor de bosser sur une session de Cher et dans le control room il commet le deuxième irréparable : il fait des suggestions à Totor sur ce qu’il devrait faire. Totor se tourne lentement vers lui et boum, lui fout son poing dans la gueule. Geffen va au tapis - Get out of there, you stupid faggot!.

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    Mo Ostin tente de relancer la carrière de Dion et il met Totor sur le coup. C’est une bonne idée, car comme John Lennon, Dion cherche à retrouver ses racines. Ils viennent en outre du même coin, du South Bronx. À la fin des années cinquante, Totor connaissait son premier succès avec les Teddy Bears, alors que Dion & the Belmonts étaient dans les charts with the doo-wop hits. En 1975, Dion et Totor entrent en studio pour enregistrer l’album Born To Be With You. Totor mise surtout sur le morceau titre, un vieux hit des Chordettes qu’il transforme en mini-symphonie, avec un baion rhythm très ralenti, welcome to the de profundis, mais ça ne marche pas, même si Dion fout le paquet au chant. Alors Totor ramène un gros mélopif très orchestré, «Make The Woman Love Me», co-écrit avec Barry Mann et Cynthia Weil. C’est l’équipe de Lovin’ Feelin’. Totor tente de faire du sur-mesure pour Dion qui est un mélancolique néphrétique, le contraire du comique frénétique. Dion ramène tout un tas de pathos dans le Wall qui est déjà bien pathologique. Puis il se prend pour le Dylan de l’âge d’or avec «Your Own Back Yard». Il n’a pas besoin de Totor pour ça. C’est tellement arrosé d’orgue Hammond qu’on s’exclame : «Oh les belles nappes !». Totor tente de sauver l’A avec «(He’s Got) The Whole World In His Hand» et l’orchestration prend des proportions spectorculaires. Une fois plus, la profondeur du son nous subjugue. Mais c’est en B que se joue le destin de cet album qui du coup devient mythique. «Only You Know» est un coup de génie signé Goffin/Spector. On a tout de suite la belle pâte de son. Il faut au Wall des voix et des chansons, c’est le hit faramineux de l’équation parfaite : the song + the voice + the prod. Dion ramène à la suite «New York City Song», un balladif urbain presque californien, à force d’harmonies vocales. Nom de Dion, comme c’est beau ! Dion a du fion d’avoir le team Goffin/Spector pour lui écrire des hits comme «In And Out The Shadows». C’est tout de suite puissant. Pas aussi présent qu’«Only You Know», mais spectorish quand même, doté de tout le saint-frusquin : beauté intrinsèque, mélasse la violons dans la matière du Wall et vertiges orchestraux. Totor est un génie inventif, il a eu raison d’inventer le Wall, car c’est l’essence même de la grande pop américaine. On a là un stupéfiant espace de son. On tombe systématiquement sous le charme. On sent encore la patte du maître dans le «Good Lovin’ Man» de fin, un gospel de Broadway dévoré par les basses.

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    Mais Totor arriva en session avec un cubi de Manischewitz, un vin de dessert liquoreux, qu’il descend méthodiquement - Phil could be a lovable drunk, mais il était le plus souvent un horrible poivrot - Stan Ross qui bossait avec Totor pendant les sessions ne l’avait encore jamais vu dans cet état - The worst wine you could drink, drinking it by the bottle - Dion sent que Totor lui manque de respect. Nino Tempo lui dit que le mieux est d’en parler directement à Totor - Dis lui que tu es un artiste respecté et que tu veux être considéré comme tel. Alors Phil l’écoute et répond : Okay you cocksucking motherfuckers... and Mr. DiMucci - Dion dira plus tard qu’il avait l’impression que Totor avait une peur bleue de l’échec - Cette légende de producteur de génie lui mettait une pression terrible, il devait en permanence se surpasser - Les mecs de Warner Bros furent moins charitable que Dion. Ils demandaient où était passée l’énergie, où était la vie, ce qui rendit Toto furieux - What’s wrong with these fucking people? Phil Spector ne fait pas des disques pour les record executives, il EST the record executive. Vous devez être complètement cons pour passer un deal avec Phil Spector et penser qu’il ne fera pas un Phil Spector record - Il faudra attendre vingt ans nous dit Brown pour qu’une nouvelle génération de musiciens et de critiques voient en Born To Be With You the Spector’s forgetten masterpiece. Eh oui, un masterpiece de plus.

    Dans l’interview qu’il donne à Mick Brown, Totor salue Dion : «I did Dion parce qu’il était le king of doo-wop et j’ai grandi en écoutant sa musique. Je voulais qu’il soit le prochain Bobby Darin qui était mon meilleur ami. Je n’ai pas passé assez de temps avec Dion, comme j’aurais dû le faire, parce qu’au fond ça ne m’intéressait pas. J’étais en plein déclin, et je me tenais prêt à dégager.»

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    Quand Marty Machat propose à Totor de produire Leonard Cohen, ça donne un sacré résultat. Mais les critiques sont aussi sceptiques que des fosses, ils trouvent le mélange Totor/Leonard incongru. Pendant les sessions, Totor et Leonard picolent ensemble, ils picolent pour de vrai, et les guns refont vite surface. C’est l’époque où Totor s’est mis à boire comme un trou et il ne sait plus ce qu’il fait. Il va dans des restaurants provoquer les gens et file aussitôt gerber dans les gogues. Il commande des homards qu’il ne mange même pas. Après coup, Leonard accusera Totor de lui avoir coupé les guts - Je pense qu’au dernier moment, Phil ne pouvait pas résister à l’envie de m’annihiler. Je crois qu’il ne tolère pas la présence d’autres fantômes dans ses ténèbres - Mais c’est un album qu’il faut écouter. Il s’appelle Death Of A Ladies’ Man et paraît en 1977. Pas vraiment l’année idéale pour sortir un album ambitieux. Il n’empêche que Death Of A Ladies’ Man fascine. Notamment «Memories», un cut d’une grandeur explosive - Now you cannot see/ My naked body - Leonard emmène ce chef-d’œuvre. «Don’t Go There With Your Hard On» est plus funky. On entend des chœurs de filles d’une incroyable vulgarité. La grosse compo de l’album est le morceau titre de fin de non-recevoir. Totor fait de ce heavy balladif un vrai pâté de pathos. Il lève une tempête au fond du Gold Star. C’est complètement fascinant. Comment les critiques ont-ils osé couler cette merveille ? - I guess you so for nothing/ If you really want to go for that - Il est essentiel de savoir que tout est signé Spector/Cohen. Avec «Fingerprints», Totor va sur la country. Fantastique démonstration de force spectorienne. Du son dans la country ! Tout est beau sur cet album, comme ce «True Love Leave No Trace» d’ouverture de bal - Like arrows with no targets - Leonard sonne comme un dragueur et Totor fournit une prod languide. Totor est très fort, car il réussit à entraîner Leonard dans son monde de pop de juke. «Iodine» en est le parfait exemple. Leonard se fait baiser en beauté. Le voilà dans la pop de juke, mais une pop de juke bien orchestrée. Il faut avoir entendu ça, car c’est encore un artefact du Totor power. «Paper Thin Hotel», c’est l’histoire des murs d’hôtel si fins qu’on entend les voisins baiser à côté. Leonard prend sa voix grave pour se plaindre. Il essaye aussi de renverser la tendance pour sortir de la pop de Brill et remonter vers le pathos, il ramène des gravités - I heard that love was out of my control - et ça finit par devenir énorme, Leonard mâche ses mots dans le désespoir le plus noir et fait une sacrée prestation. Il chante dans le clair-obscur du génie spectorish.

    Mais les sessions sont encore plus chaotiques que celles de Rock’n’Roll. Totor est tellement pété qu’il tombe dans les pommes. C’est Larry Levine qui le relève pour l’installer dans son fauteuil et le réveiller. Et parfois nous dit Leonard, Phil était là pour enregistrer the brillant take, the moment of genius. Mais la boozy camaraderie entre Leonard et Totor dégénère assez vite. Ils se chamaillent sur tout, les tempos, les structures, les arrangements, tout. Leonard se retrouve dans le rôle du sideman et il fait de son mieux pour éviter que ça ne se détériore encore. David Kessel observe Leonard - It gave Leonard a chance to perfect his Shaolin priesthood stuff and become one in the universe - Ah la rigolade ! Mais Leonard n’en démord pas, et il n’est pas le seul : il pense que Spector n’est pas seulement excentrique, mais plutôt sérieusement perturbé - Dans l’état où il se trouvait, qui était post-Wagnerian, I would say Hitlerian, on pouvait dire que ça sentait la poudre. La musique était devenue secondaire, tout le monde était armé, tout le monde était pété ou sous l’emprise d’une drogue, et vous glissiez sur des balles, et vous mordiez dans un canon en croquant votre hamburger. Il y avait des guns partout - Évidemment, les critiques se sont jetés sur l’album pour le mettre en pièces, accusant Spector d’avoir réduit en bouillie la sensibilité poétique de Leonard Cohen à coups d’arrangements grotesques et de production excessive. Mais nous dit Brown, une fois de plus, les critiques n’avaient rien compris.

    L’un des plus beaux portraits du disturbed Totor est celui que fait Ahmet Ertegun à la fin du Brown book : «Ce petit mec gaulé comme une crevette allait trouver des armoires à glace pour leur dire ‘me touche pas ou t’es mort !’. Il parlait comme un gros dur, but it was all bullshit. Je n’ai jamais senti aucun danger venant de lui. Le seul danger, c’était d’être avec lui, mais ça ne venait jamais de lui. Ça fait partie de la mystique du personnage. Phil ne ressemble pas aux autres gens.»

    Le Dion et le Leonard Cohen ne se vendent pas. Échecs commerciaux, nous dit Brown, mais échecs intéressants. La musique qui dominait alors les charts américains ne représentait rien aux yeux de Totor - the Californian singer-songwriters musings des Eagles et de Jackson Browne, le stadium rock débilitant de Journey et de Kansas, et la disco.

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    Le dernier gros coup de Totor, c’est les Ramones. Dan et David Kessel, les fils de Barney Kessel, emmènent Totor voir jouer les Ramones au Whisky A Go Go. Ils lui expliquent que le punk est le nouveau son à la mode. Totor va trouver les Ramones backstage et leur propose de faire un grand album avec lui. En fait Totor a flashé sur la voix de Joey Ramone qui est une sorte de Ronnie au masculin. Il veut faire un album solo de Joey Ramone. Les trois autres Ramones ne l’intéressent pas. Il fait venir Jim Keltner et Barry Goldberg. Marky, Dee Dee et Johnny ne font pas le poids. Et Totor promet de conserver l’esprit des Ramones. Ça va même plus loin car End Of The Century est une bombe. Rien que pour «Danny Says» qui sonne comme un hit du Brill avec sa belle montée de jus de juke. Joey insiste pour reprendre «Baby I Love You» qui du coup fait l’ouverture du bal de B. Wow ! On est frappé par l’énormité de l’attaque. Joey = Ronnie. Même swagger. Totor orchestre différemment, il syncope les violons et ça devient stupéfiant. C’est là qu’on mesure son génie visionnaire. Il en fait une valse hésitation, une samba viennoise de l’insoutenable légèreté de l’être. Johnny Ramone dira après coup que c’est le pire cut des Ramones, mais en même ce fut leur seul Top Ten single. L’autre cover magistrale de l’album est celle de «Chinese Rocks», enfin cover si on veut, car Dee Dee en est l’auteur. On a là l’un des meilleurs tempos pulsatifs de tous les temps. Totor se fend d’une belle prod sur ce brut de punk new-yorkais qu’est «The Return Of Jacky & Judy». Non seulement c’est battu à la sourde, mais le son atteint son summum. Peut-on imaginer mieux ? Non. Avec «This Ain’t Havana», l’énergie des Ramones semble sanctifiée, plus étoffée, notamment le pulsatif du beat. Ce ne sont quasiment que des cuts de batteur. Le meilleur exemple est «Rock N Roll High School», embarqué par une locomotive, c’est battu sec à la volée de bois vert, puis ils embarquent «All The Way» à la bravado. Ils sont brillants et savent rester sur la brèche. Totor a respecté son contrat. Il avait en plus passé beaucoup plus de temps sur cet album des Ramones que sur le Dion ou le Leonard. David Kessel : «I think he was concious of leaving a rock and roll legacy.»

    End Of The Century ne monte qu’en 44e place des charts, mais il se vend plus que les précédents. Après coup, les Ramones s’en prennent violemment à Totor et zyva que Totor il nous menace avec son flingue et zyva que Totor il nous empêche de sortir de chez lui, ils l’accusent de tous les maux, sauf Joey bien sûr qui en travaillant avec son idole a obtenu tout ce qu’il espérait - Sure he’s difficult and yeah it was hell, he’s not the nicest guy in the world but you just accept what he is to work with him - Magnifique Joey Ramone ! Et il ajoute plus loin : «What he did with the opening chords of Rock’n’Roll High School is like Strawberry Fields, the way it fuses into the drums.» Alors évidemment, on parlait plus à l’époque du gun de Totor que des merveilles contenues sur cet album. Et quelles merveilles ! C’est pendant ces sessions interminables que Larry Levine s’est chopé une crise cardiaque. Totor amena aux Ramones une dynamique et une clarté de son dont ils n’avaient même pas idée.

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    Après la mort brutale de John, Yoko demande à Totor de venir produire son album Season Of Glass. Pochette macabre, puisqu’on y voit les lunettes que portait John le jour où il s’est fait buter devant le Dakota. Comme on l’a vu dans Sometime In New York City, Yoko chante avec finesse et émotion. Elle chante «Even When You’re Far Away» au petit filet de voix, une voix qui ballote sur l’océan comme une barque, c’est très curieux. Chaque chanson a ses qualités, comme ce «Nobody See Me Like You Do» qui arrive à la suite. Elle chante avec une certaine générosité de ton. Encore une fois, ça reste spécial et très pur et on comprend que Totor puisse s’y intéresser. Elle fait encore un petit coup d’éclat avec «Toyboat», une merveille translucide qui finit par aller se perdre avec le reste de l’album dans l’ombilic des limbes.

    Totor tente un dernier coup avec Starsailor, un groupe anglais qu’apprécie sa fille Nicole. Mais dès que Totor commence à bricoler un son, les mecs de Starsailor rechignent. Ils trouvent que tous leurs cuts sonnent pareil, que Totor fait un Totor album, pas un Starsailor album, alors ils disent stop. Ils font une réunion et décident de virer Totor à l’unanimité. Ils désignent le bassiste James Stelfox comme porte-parole. Brown fournit une autre version : ce serait le manager du groupe et le mec du label qui auraient convoqué Totor pour lui dire stop, à quoi Totor aurait répondu : «You’ve got big balls.» Eh oui, on ne vire pas le plus grand producteur du monde. Donc fuck it. Pas la peine d’aller écouter Starsailor. Totor serait rentré à Los Angeles le cœur brisé.

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    Dans sa vie, il n’a jamais pardonné à ceux qui lui tournaient le dos ou qui le trahissaient, mais il s’est toujours rappelé de ceux qui l’avaient aidé. Pendant les dernières années de sa vie, Alan Freed qui était ruiné a survécu grâce au support financier de Totor. Quand Ike Turner fut envoyé au trou pour une sombre affaire de coke, Totor est allé lui rendre visite et lui apporter un support financier. À la fin des années 70, Darlene Love faisait des ménages pour vivre. Mais elle ne s’en sortait pas, alors elle demanda à Totor de l’aider à payer son loyer, ce qu’il fit pendant un an, le temps qu’elle se remette à flot. Merci à Mick Brown de nous rappeler tout ça.

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    Histoire de finir en beauté. Voilà ce que sort Totor à l’inestimable Mister Brown : «Black music is our American culture.» Et Elvis, lui demande Mick Brown, vous l’avez rencontré en 1958, n’est-ce pas ? «Sure... Et en 1960. J’ai travaillé sur son album, alors qu’il revenait de l’armée. Peu de gens le savent. Elvis was terrific, wonderful.»

    Tout le monde connaît la fin de l’histoire. Pas terrible. Mick Brown conclut en disant qu’à la fin, Totor a perdu ce à quoi il tenait le plus : sa réputation et par conséquent sa legacy. Après cette catastrophe, «Be My Baby» ne signifiait plus rien aux yeux des gens, ni même Lovin’ Feelin’ qui fut pourtant la chanson la plus diffusée sur les radios américaines. Il n’existe pas dans l’histoire du rock de plus grande tragédie que celle de la chute de Phil Spector.

    Signé : Cazengler, Phil Pécor

    Checkmates Ltd. Live At Caesar’s Palace. Capitol Records 1967

    Sonny Charles & The Checkmates Ltd. Love Is All We Have To Give. A&M Records 1969

    George Harrison. All Things Must Pass. Apple Records 1970

    George Harrison. Living In A Material World. Apple Records 1973

    Ronnie Spector. The Very Best. Sony Music 2015

    Beatles. Let It Be. Apple Records 1970

    John Lennon/Plastic Ono Band. Apple Records 1970

    John Lennon. Imagine. Apple Records 1971

    John Lennon/Yoko Ono. Some Time In New York City. Apple Records 1972

    John Lennon. Rock’n’Roll. Apple Records 1975

    Dion. Born To Be With You. Phil Spector Records 1975

    Leonard Cohen. Death Of A Ladies’ Man. Columbia 1977

    Ramones. End Of The Century. Sire 1980

    Yoko Ono. Season Of Glass. Geffen Records 1981

    John Lennon. Menlove Ave. EMI 1986

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    Mark Ribowsky. He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman. Da Capo Press

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    Richard Williams. Phil Spector: Out Of His Head. Omnibus Press 2003

    Mick Brown. Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector. Bloomsbury Publishing 2007

     

    Got my Mojo working - Part Two

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    Mojo colle sur la couve de son dernier numéro une étrange compile : The Black Keys present The Hill Country Blues. Ah on peut dire qu’ils sont gonflés ces deux là ! Bon d’accord, Black Keys est un nom qui fait vendre, mais de là à se faire passer pour les chantres d’une légende aussi pure que celle du North Mississippi Hill Country Blues, il y a tout de même un pas qu’ils n’ont pas hésité à franchir. Ils ne sont plus à ça près. Admettons que ce soit Mojo qui leur demande de compiler, mais ça aurait eu plus de sens de demander à Jimbo Mathus ou à Luther Dickinson de s’en charger, car ce sont eux les chantres réels de cette culture. Enfin les chantres blancs. Le fin du fin eut été de confier la besogne à Cedric Burnside. Mais Cedric Burnside ne vend pas. On en est là, aujourd’hui : les vrais chantres n’ont pas voix aux chapitre. Et Cedric Burnisde ne figure même pas sur la compile ! Ni Otha Turner, alors t’as qu’à voir !

    — T’as vu c’est dingue qui z’aient osé se mettre sur la pochette, les deux Black Keys. Y zont même mis deux de leurs cuts à eux à la fin d’la compile, comme s’ils se croyaient au même niveau que Jessie Mae Hemphill ou Junior Kimbrough. Sont drôlement culottés, ces deux-là !

    — T’as raison, poto, mais ça aurait pu être pire ! Imagine que Mojo y zaient demandé à Slosh ou à Stong de compiler ! Tu vois un peu le bordel ? Y sont tellement chtarbés qui zauraient rajouté BB King dans l’Hill Country Blues !

    — Ah putain, les canards y font n’importe quoi, maintenant, c’est dingue, on peut plus les tenir !

    — Plains toi pas, car t’as quand même la crème de la crème sur cette compile. C’est bien pour les ceusses qui connaissent pas. T’es pas non plus obligé de reluquer la pochette.

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    Il a raison l’asticot de dire ça, car quand Junior Kimbrough attaque «Meet Me In The City», ils nous embarque aussitôt dans son monde puissant et chaleureux. Pur genius de derrière les fagots des collines. La qualité du son fait baver. Il est dans l’hypno et la grâce en même temps. Par quel prodige, on ne saura jamais, mais c’est exactement ça, un mélange indicible de tout ce qu’on aime dans le blues et le rock. Alors tu danses et tu fais gaffe de bien danser au milieu des blacks du juke-joint. L’autre grand tenant de l’aboutissant est bien sûr RL Burnside, l’excellent Rural qui fascina tant Tav, et le voilà avec «Going Away Baby». Il ramène lui aussi des trucs de derrière les fagots des collines, mais des trucs que peu de gens peuvent comprendre, car comme le disait si justement Dickinson à propos d’Otha Turner, leur son relève d’un art antique. Rural joue son art au touffu et c’est brillant, les accords électriques croassent dans la matière du son puis il attaque au chant d’une voix de vieux canard. L’intention ne trompe pas. Rural gratte ses poux, porté par un beat de dérapade, c’est énorme, complètement décousu, pur génie de cabane, pur génie de fils d’esclave. C’est sans doute pour ça qu’on ne supporte pas de voir des blancs se faire mousser sur le dos des pauvres nègres. Cette mentalité ne disparaîtra donc jamais ? Puis voici le troisième larron, l’incontrôlable T-Model Ford que ces pauvres cloches dans leur commentaire résument à des anecdotes. Mais le «Cut You Loose» de T-Model Ford est bien meilleur que tout ce que ne feront jamais les petits blancs. T-Model Ford est le plus enragé de tous, c’est un bonheur que de l’entendre gratter sa gratte noire de metaller. Il faut voir comme c’est tapé derrière, let me go ! On monte encore d’un cran avec Jessie Mae Hemphill et son «Go Back To Your Used To Be», encore un modèle pour Tav Falco, elle joue avec l’écho du diable. Leur père à tous s’appelle Mississippi Fred McDowell qui a fini pompiste d’une station service à Como, Mississippi. Le vieux Fred claque et joue en même temps, il joue dans l’Africanité, bien décalé du bulbique - Lawd I love my baby - Et puis après on arrive dans les sujets qui fâchent avec Jimmy Duck Holmes. Il faut dire que Dan Auerbach a produit son dernier album, Cypress Grove, ce qui explique la présence de Duck sur cette compile. Mais si on écoute cet album, promotionné sur le nom des Black Keys, on aura une drôle de surprise.

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    Comme c’est produit par Auerbach, on a du son. Tout ce que produit Auerbach a du son. On en oublie même le nom des artistes. On ne se souvient plus que du nom d’Auerbach. Sur la pochette, ils ont écrit en gros : «produit par Dan Auerbach». Robert Finley ? Leo Bud Welch ? Marcus King ? Jimmy Duck Holmes ? Merci Auerbach ! Grâce à Dan Auerbach on peut écouter sans risque le nouvel album de Jimmy Duck Holmes, Cypress Grove, car il a du son. Blague à part, c’est vrai qu’il y a du son. Quand on a produit les Buffalo Killers ou Brimstone Howl, on sait forcément ramener du son. Donc Auerbach en ramène dans le «Hard Times» d’ouverture de bal, un blues primitif. On entend même couiner les cordes. Il faut voir la batterie entrer dans le riff de «Catfish Blues». Welcome in the deep blue sea. La guitare entre dans la danse à la sature. La guitare d’Auerbach, bien sûr. Comme sur l’album de Robert Finley, Auerbach n’en finit plus de ramener sa fraise. Il profite de «Goin’ Away Baby» pour injecter du psyché, avec une arrogance intolérable. Comment ose-t-il ? C’est le même problème que sur les albums de Mavis Staples «produits» par Jeff Tweedy. Mavis finit par chanter du rock de blanc qui en plus n’est pas bon et par miracle, elle a fini par virer Tweedy. Sur son pauvre album, Duck revient à Muddy avec «Rock Me». Puis il descend à la cave avec «Little Red Rooster» et en fait une belle cover. Il rend ensuite hommage à Skip James avec «Devil Got My Woman» et avec «All Nite Long», on croirait entendre John Lee Hooker. Même voix, même ambiance. Mais cet épouvantable m’as-tu-vu d’Auerbach en fait trop. Il flingue aussi l’excellent «Gonna Get Old Someday». C’est assez désolant. Encore une histoire de vieux black exploité par un blanc. Pauvre Duck. On ne le connaît que par Auerbach.

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    Parmi les autres blackos présents sur la compile du Hill Country Blues, voici Paul Wines Jones dont on dit ailleurs grand bien des trois albums. Il joue dans les règles du lard fumé et à la suite, James Cotton ramone son «Cotton Chop Bues» à la super crade - Ain’t rise no more cotton - Early Sun blues, rien à voir avec le Hill Country Blues. On croise aussi le vieux Leo Bud Welch avec un écho trop moderne pour être honnête. Rien à voir non plus avec le Hill Country Blues. Cette compile finit par ressembler à un fourre-tout. Heureusement, Jessie Mae Hemphill revient avec «My Daddy’s Blues» monté sur la foi d’un gimmick toxique, le sien, elle vise la transe africaine et Junior Kimbrough nous ramène dans le désert du Mali. Son gratté reste gracieux, appuyé sur un drone saharien. Et bien sûr, si on écoute les deux cuts des Black Keys qui referment la marche, on verra pourquoi ça ne va pas. Ils sont complètement à côté, ce qui d’une certaine façon nous rassure. Il faut quand même être assez gonflé pour aller se mettre en queue d’une compile aussi chargée d’histoire. Auerchach est une sorte de Lucien de Rubempré affamé de reconnaissance, dévoré d’ambition, mais on ne se fait pas du blé sur le dos des blackos, c’est une règle de base.

    Signé : Cazengler, Hill Country Bouse

    The Black Keys present The Hill Country Blues. Mojo # 332 - July 2021

     

    *

    Le country fonctionne un peu comme le baseball, le sport typiquement américain, lorsque vous y jouez, les statistiques sont à vos côtés et vous observent, de fait vous ne jouez pas à l'instant T contre une équipe ennemie particulière mais contre tous les joueurs qui depuis deux siècles ont pratiqué ce jeu, z'avez intérêt à assurer si vous tenez à inscrire votre nom sur les tablettes de l'immortalité. Ainsi si Stan Jones même s'il en l'auteur n'est pas le créateur de ( Ghost ) Riders in the sky. L'a repris l'air d'une vieille complainte de la guerre civile, When Johnny comes marching home, par contre cette histoire de cavaliers fantômes poursuivant dans les nuages le troupeau du Diable correspond à son goût immodéré depuis l'enfance pour les contes fantastiques. Il aimait à en écrire et à en raconter à des auditoires de copains d'école et de travail. Etrange personnalité que celle de Stan Jones ( 1914 – 1963 ), il nous plaît de voir en lui un Edgar Poe qui aurait été cowboy. Stan Jones fit mille métiers et écrivit deux cents chansons, il rencontra John Ford qui incorpora sa musique dans deux de ses films et lui offrit un petit rôle. Stan Jones écrivit le morceau en juin 1948, et l'enregistra toujours en 1948 avec The Death Valley Rangers, je qualifierai sa version de filmique dans la lignée des productions de Gene Autry, vous préfèrerez la version ( février 1949 ) de Burt Ives ( 1909 – 1995 ), dépouillée et pour ainsi dire vocale, si vous aimez les belles voix graves privilégiez celle barytonesque de Vaughn Monroe ( 1911 – 1973 ), manque un peu de punch mais qui insiste sur l'aspect mélodramatique... Il en existe des centaines de version, les rockers se sentiront obligés d'écouter celle des Shadows – ne vaut pas, et de loin, Apache – et bien entendu celle de Johnny Cash, celle de Willie Nelson, celle de... jusqu'à peu, j'aurais été incapable de dire celle que je préférais, cela dépendait de mes humeurs jusqu'à ce que j'entende celle de :

    PAIGE ANDERSON

    RIDERS IN THE SKY

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    Vous ne trouverez pas plus pure, j'ai cherché, les outlaws en révolte contre la variétarisation nashvillienne de la country dans les seventies devaient être armés de pistolets à bouchons quand vous entendez la version de Paige, pour avoir vécu grâce à ma fille près des équidés pendant vingt ans, je certifie, la cadence du galop des chevaux est parfaitement imitée dans ses contre-temps les plus subtils par les notes grêles du banjo, Paige est seule, simplement assise sur une chaise, sa salopette, ses bottes à lacets auxquelles elle semble particulièrement attachée qui lui caressent les genoux, l'accompagnement banjoïque est prodigieux, vaut toutes les bandes-sons des orchestres de génériques ou de scènes chocs de bien des westerns, il n'exprime pas, il l'est la solitude du guy face à sa vision dantesque, ce cliquètement de grésil sur un toit de tôle équivaut à l'horreur absolue de la course infernale ... ô cette voix de Paige, qui claque comme des coups de fouets, qui monte subitement ou qui traîne lentement telle une ravine perdue, une symphonie de nuances frustres et évocatoires, des élans sauvages et une mélancolie souveraine, un serpent sur un tapis de mousse, et quand elle s'infléchit et s'étire en yodel aigu nasillant de cowboys elle vous perce le cœur et vous vous dites que ça vaut le coup de quitter cette vallée de larmes sur ce timbre fêlé d'ange descendu du ciel rien que pour vous. Normal, c'est Paige Anderson qui chante. Non, une artiste. Au sens fort de ce mot.

    Cette vidéo, postée le 7 mai 2020, est visible sur le FB de Foxymoore, ainsi que les deux suivantes que nous chroniquons.

    FOXYMOORE

    PAIGE ANDERSON / DAVIA PRASHNER

    WILD DREAM

    ( postée le 30 mars 2020 )

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    Rien à voir avec un enregistrement studio. Paige et Davia sont en route pour Los Angeles lorsqu'elles s'arrêtent en un endroit désertique pour chanter. Au loin la Sierra Nevada, le vent souffle et vient parfois se mêler à la voix de Paige en jean, elle s'accompagne à la guitare, à ses côtés Davia en robe blanche et au violon, l'ensemble n'est pas sans évoquer Aimee et Paige de la Fearless Kin. Une composition de Paige, une chanson mélancolique, l'archet de Davia mélancolise, les filles ne chantent pas, elles soulèvent les mots par a-coups, comme quand vous arrachez à petites saccades la bande d'un pansement qui colle à la peau et qui s'est incrustée dans le sang séché d'une blessure récente... Paige ralentit sa voix et le violon ses arpèges, poignant et ensorcelant...

    A NEW SONG...

    ( postée le 26 novembre 2019 )

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    Chouette une nouvelle chanson de Paige Anderso, un aigle se lève dans votre cœur et monte vers le ciel étoilé, co-écrite avec Berg Z et Joe Keefe, vous ne demandez qu'à écouter, c'est oublier que les filles sont parfois cruelles, ne vous en font écouter que 59 secondes, l'on devrait les dénoncer à l'ONU et les faire passer en jugement pour comportement inhumain et cruauté mentale envers la population mondiale, surtout que dès les premières notes vous reconnaissez l'intro de Burn It to the ground de Two Runner que nous avons chroniqué dans notre livraison 512 du 27 / 05 / 2021 ! Davia à la guitare debout et Paige assise sur un rocher au banjo et au vocal soutenue au refrain. Sont au bord d'une rivière enjambée très haut par une passerelle sur laquelle se déplacent les paisibles silhouettes de promeneurs. Nous souhaitons que le son soit monté jusqu'à eux. Cette interprétation très roots est différente et aussi magnifique que celle de Two runner, le timbre rauque de Paige s'harmonise à merveille avec le paysage. Peut-être est-elle – je ne dirais pas plus joyeuse – moins plaintive, davantage affirmée et revendiquée, plus fière et moins mélodramatique que celle de Two Runner. Qui du coup demande à être réécoutée.

    BURN IT TO THE GROUND

    TWO RUNNER

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    Nous l'avions chroniquée voici quinze jours selon la force émotionnelle qui alors nous avait assailli. Nous en avions pratiquement oublié, à ne suivre des yeux que la silhouette de Paige, de la considérer en ce qu'elle est aussi, un artefact, une production vidéo, super huit, un scénario, une mise en scène, un film agrémenté d'une splendide bande-son. Pour en juger par vous-même je vous recommanderai de l'écouter aussi sans la regarder. Pour goûter la voix de Paige, plus flexible mais portée par un doux ressentiment à l'encontre du monde. Se regarde un peu comme ces albums destinés aux enfants dans lesquels les images explicitent le texte, Paige sur sa moto, Paige au bord d'un torrent, Paige en ville, un feu qui brûle, un oiseau de proie qui vole, un taureau impassible, des illustrations naïves pour faire entendre que les mots ne sont que les métaphores de vos sentiments, la voix de Paige qui appuie doucement, qui traîne, le banjo qui clapote et l'accompagnement qui va de l'avant, par rafales, qui emportent les miasmes et les éparpillent au loin, des paroles sombres à la manière des élégies de Tibulle et fièrement violentes, les draps poisseux d'un cauchemar que l'on essaie de rejeter au loin, les cendres et les flammes, ces troncs d'arbres et ces branches dépouillées de feuilles, ou au contraire dans leur opulence virgilienne, ne sont pas sans évoquer les bosquets arcadiens que l'on retrouve sur les anciennes vidéos qui racontent la première carrière de Paige avec ses sœurs et son frère, ce sourire énigmatique de celle qui a traversé des cercles de haine et qui se pose, en robe blanche, dans la voiture verdoyante et réconciliée, une fée qui domine désormais son royaume...

    Damie Chad.

     

    POLNARETERNEL

    SA POUPEE QUI FAIT NON A 55 ANS

    MARIE DESJARDINS

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    C'est ce qui gêne, pas la poupée, ses cinquante-cinq balais, trop beaucoup. Elle n'a pas vieilli d'un pli, nous assure Marie Desjardins, sûr qu'avec la fontaine de jouvence à portée de la main, Jimmy Page et John Paul Jones dans le studio, vous reculez la date limite de péremption. Donc la poupée est toujours aussi jolie et tentante, le problème c'est que les cinquante-cinq plumeaux, nous on les a usés sur les planchers pourris de notre existence. De quoi pleurer des larmes de sang. Pas facile de se consoler, même si l'on pense que voici deux millénaires et demi Aristote a décrété que toute chose est corruptible, l'énonciation de cette véritable vérité vraie gravée dans le marbre de l'éternité n'est guère encourageante. Bref tout compte fait on n'a pas envie de lire cet article, paru dans Le Mag Profession Spectacle. Oui mais voilà il est signé Marie Desjardins, c'est difficile de résister, elle a du style notre syrène, Merlin n'a-t-il pas cédé à la fée Viviane...

    Les choses et les êtres sont ce qu'ils sont. Quoi, qui, au juste ? Nous ne le saurons jamais. Tout au plus énonçons-nous quelques approximations. Le saurions-nous exactement que nous serions peut-être déçus. En fait les choses et les êtres sont ce que nous voulons qu'elles et qu'ils soient. A ce hiatus près que très souvent nous ne nous interrogeons point sur nos attendus et encore moins sur l'origine de ceux-ci. Par peur de nous trahir, ou par désœuvrement. Remarquons la grande amplitude entre ses deux motifs, le premier touche à nos intimités les plus subjectives et le deuxième à notre profond désintérêt vis-à-vis de ces parties du réel qui ne retiennent que très parcimonieusement notre attention, voire pas du tout.

    Perso je n'ai jamais été fan de Michel Polnareff, pas au point d'éprouver le réflexe de tourner systématiquement le bouton de la radio dès qu'il était diffusé, un artiste que j'ai entendu souvent, que j'ai écouté parfois, mais dont je ne me suis jamais procuré un disque. Un fond sonore, agréable, sympathique, mais dont l'absence ne nuit en rien. Soyons honnête, je ne garde en mémoire que trois titres, Sous quelle étoile suis-je né ? ( sur le deuxième super 45 T qui a succédé à La poupée qui fait non, cette dernière un peu trop inspirée de Buddy Holly à mon avis ), Holydays ( pour le background musical ) et un autre qui m'a longtemps horripilé pour lors de sa sortie le retrouver systématiquement sur les ondes chaque fois que j'ouvrais le transistor. Pour en terminer, cela fait un demi-siècle que j'entends dire que son album Polnareff 's est son meilleur, je ne m'y suis jamais attelé, il faut dire qu'en 1971, pour les amateurs de rock, il sortait outre-Manche et outre-Atlantique, tellement d'autres disques excitants... poussaient comme des champignons toutes les semaines... Et puis il y avait dès le début ses faraudes déclarations de guerre, répétées à plusieurs reprises, selon lesquelles il n'y avait que lui en France qui était capable de chanter du rock'n'roll et qu'il allait enregistrer un disque de classiques de vieux rocks et que l'on allait voir ce qu'on allait voir... ça fait cinquante cinq ans que l'on a encore rien entendu. Les rockers ne pardonnent et n'oublient jamais !

    Marie Desjardins n'est pas aussi sévère que moi. Tout au plus en mettant la focale sur quelques adjectifs de son dernier paragraphe parviendrait-on à faire croire aux lecteurs naïfs que certains aspects de la personnalité du chanteur l'agacent un tantinet. Rien de grave. Qui n'a pas ses petits défauts !

    Son article est assez court. Il ne résume en rien la longue carrière de l'artiste. Si vous voulez tout savoir sur Polnareff, cliquez sur Wikipédia. Soyez perspicace, quand vous lisez Portrait de l'artiste en jeune chien de Dylan Thomas vous comprenez que l'important ce n'est pas le poëte dont vous tenez l'ouvrage autobiographique entre les mains mais ce chien en lequel il se rêve métaphoriquement. C'est donc le rêve de Marie Desjardins que vous devez tenter de saisir. Il va de soi que Marie Desjardins ne rêve pas de Michel Polnareff. Elle n'écrit pas avec un cœur d'artichaut de midinette. Elle n'est pas la groupie du pianiste. Elle use d'un stratagème que nous qualifierons de nervalien.

    Certains critiques vous diront que l'instant fondamental de la ronde enfantine sur laquelle Gérard de Nerval a bâti son œuvre ne s'est jamais déroulé. Qu'elle est une pure invention. Quelle incompréhension consternante. Que la scène originelle relève de la réalité ou de l'imaginaire importe peu. Ce qui compte c'est la bulle de cristal poétique que Nerval a insufflée dans le monde à partir de de ce noyau germinatif initial.

    De Michel Polnareff, Marie Desjardins ne détache que quelques éclats, les plus révélateurs, non pas en eux-mêmes, mais selon elle. Car les choses et les êtres ne sont que ce que l'on veut qu'elles ou qu'ils soient. On les ente de notre propre greffon autant qu'elles ou qu'ils nous hantent. Rien n'est donné mais tout est offert. L'on ne prend pas tout. L'on fait son choix, l'on trie. Ce qui nous arrange. L'on dévore en prédateur les quartiers que l'on juge royaux et on laisse aux fourmis les bas morceaux. Soyons clairs quant aux êtres, on en fait nos choses.

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    Ainsi Marie Desjardins nous brosse un portrait de Michel Polnareff en quelque sorte idéel, qui corresponde à l'idée qu'elle se fait de la manière dont on se doit se situer dans le monde. L'apparence physique de Michel, c'est ce que l'on voit en premier, pas celui qui s'est survécu à lui-même, qui s'est épaissi, qui roule une crinière de lion de pacotille sur des épaules de gladiateur, mais le jeune homme fragile, blond et hâve, à l'allure christique, celui qui chantait comme s'il intercédait auprès de la Madone, celui qui est en manque, de tout ce que vous voulez, surtout d'être plus intensément au plus près de sa propre plénitude, que dans ses chansons il symbolise par l'absence ou la présence inatteignable de '' Marilou, Marie, Rosie, Juliette, Georgina, Ophélie'', c'est cette béance qui émeut Marie Desjardins, ce n'est pas qu'elle aimerait être l'élue qui la comblerait, c'est que le Polnareff qu'elle héroïse c'est ce vide, cette vacuité déchirante, sur laquelle elle tisse son rêve... de Paul(nareff ) et Viriginie, ceux qui ont lu ce chef-d'œuvre absolu qu'est le roman Ellesmere de Marie Desjardins comprendront la littéraire et romantique présence de Bernardin de Saint-Pierre qu'elle cite dans l'article, ces implications troubadouriennes du vécu que l'on retrouve par exemple dans les ultimes Notes d'Inconnaissance de Joe Bousquet...

    Marie Desjardins nous rappelle que l'on n'écrit pas sur X ou sur Y, mais de soi, et encore de soi, selon des protocoles secrets qui n'appartiennent qu'à nous, assez transparents toutefois pour que les lecteurs aiment à s'attarder en ces bosquets secrets et invisibles sans trop savoir pour quoi, pour qui, afin que leurs errements sans fin en croisent sans le savoir d'autres... Que les amateurs de rock ne s'y méprennent pas être fan de X ou Y, c'est un peu sonner, et n'être jamais entendu, sinon par soi-même, tel Roland à Roncevaux, l'oli-fan-tasme de ses désespoirs secrets.

    A tout hasard indicatif, le troisième des trois morceaux de Polnareff que j'ai gardés en mémoire, dont je n'ai pas donné le titre, qui m'a longtemps agacé, jusqu'à ce jour où... s 'intitule Gloria.

    Damie Chad.

    SWEET JAYNE MANSFIELD

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    J'aurais le droit de me plaindre. Mon facétieux réveil s'est décidé à sonner une heure plus tôt que d'habitude. Ben, non je suis heureux, je peux en témoigner, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Le monde peut-être pas, n'exagérons rien, un tout-petit morceau, un fragment minuscule, ce n'est déjà pas mal. C'est même prodigieux quand il s'agit d'une infime parcelle du savoir rock. Imaginez-moi, les yeux éteints devant mon café brûlant, à la radio y a trois zigues qui discutent d'une bande dessinée, une biographie de Jayne Mansfield, une fille adorable dont seuls se souviennent aujourd'hui les royalistes – elle est morte comme Marie-Antoinette, décapitée. Essayez d'en faire autant au lieu de démarrer au quart de tour et de médire de l'Action Française. Je reprends ma phrase inachevée certes les royalistes mais aussi les Rockers. L'a joué dans La Blonde et Moi, film dans lequel apparaissent Gene Vincent et Eddie Cochran. Les trois zigotos évoquent le film mais aucun d'entre eux ne cite mes idoles. Je regrette les temps royaux, en cette époque bénie, pour un tel crime de lèse-rock'n'roll, une simple lettre de cachet et hop on les envoyait à la Bastille. Blablatent encore un peu, une fille intelligente que l'on a confinée dans des rôles de ravissante idiote, elle a tout de même tourné avec Raoul Walch, un bon point de plus, dans ses films quand elle devait chanter elle était doublée ce qui était particulièrement stupide parce qu'elle avait un beau brin de voix et... elle a même enregistré un disque avec Jimi Hendrix ! Ça je ne le savais pas, ou je l'ai oublié, ou je ne l'ai pas mémorisé, malgré tous les films et tous les livres que j'ai vus ou lus sur Jimi, le détail qui tue, qui vous aplatit comme une bouse de vache qui gâte et gâche le bonheur dans le pré, vous pouvez écouter cela sur YT : Suey / I need you everyday + le générique du film. On apprend tous les jours.

    Damie Chad.

    Sweet Jayne Mansfield : Jean-Michel Dupont / Baldazani ( Glénat - sortie le 12 / 05 / 2021 )